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Briseglace Otome Corail
Inscrit le: 21 Mar 2009 Messages: 164 Localisation: Sur le toit.
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Posté le: Sam Juil 31, 2010 1:00 pm Sujet du message: |
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Youhou .
Nouveau chapitre. Sans commentaire. J'ai trop la flemme.
Merci Miya .
Citation: |
Et toutes mes condoléances pour ton ordinateur... (parce que j'imagine bien que la fic n'est pas le pire que tu aies perdu dans les "quelques Go" XD) |
Je suppose qu'il y avait des choses bien plus importantes (des cours par exemple ) mais franchement, perdre mes textes est ce qui m'a le plus embêtée ^^. Mon ordinateur est à peu près réparé, mais j'accepte tes condoléances, pour Windows Vista seulement .
Bonne lecture, on peut dire que je suis très fière de l'avoir refais, celui-là!
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Le Rendez-vous des princes
Chapitre 5
Elle devait aller aux Trois Frères.
Elle avait décidé cela la veille avant d'aller se coucher. Après avoir longuement parlé avec Midori Sugiura. La seule chose qu'il lui restait à faire, c'était trouver quelqu'un qui accepterait de lui servir de guide. Elle finirait bien par convaincre l'un des habitants. Le lieu-dit semblait être le centre d'attention et de multiples histoires qu'elle était curieuse de connaître. Il revenait sans cesse dans les conversations et le récit que l'archéologue lui avait conté l'intriguait.
L'habitacle de sa voiture était silencieux en cette fin de matinée. Le bruit des pneus enchaînés qui mordent la neige la rassurait, et elle descendait paisiblement le flanc de montagne jusqu'à Furano pour accomplir la bonne action de la journée.
Mais il ne fallait pas croire que c'était un service rendu gratuitement.
Un peu après le petit-déjeuner, elle avait été épinglée par Mai alors qu'elle s'apprêtait à sortir prendre l'air et faire le tour de la maison des Yumemiya dans l'espoir de trouver quelque chose pouvant expliquer leur étrange comportement. L'hôtelière lui avait paru plus stressée qu'à la normale et elle s'était surprise à détecter dans son regard une anxiété inhabituelle. Elles avaient un peu parlé et la femme rousse avait fini par lui donner les raisons de son inconfort.
Une raison qui lui avait glacé le sang.
Le fait était que Yuichi était parti le matin même en montagne avec quelques autres hommes à la recherche du bétail égaré de l'un d'entre eux. Personne n'avait l'espoir de retrouver les deux pauvres bêtes en vie, mais tout le monde voulait récupérer les corps ne serait-ce que pour confirmer ce qui avait bien pu leur arriver. Avoir une certitude. Qu'ils n'étaient pas morts par accident.
Ils devaient sans doute craindre que ce soit le vampire tant redouté. Encore deux animaux qui disparaissaient.
Shizuru avait laissé la rousse lui annoncer la situation avec mauvaise humeur. Elle aurait aimé être prévenue plus tôt que quelque chose de ce genre était arrivé. Sans rien laisser paraître de son agacement, elle avait écouté Mai parler avec une apparente bienveillance et avait gardé pour elle ses sarcasmes. Et sa propre angoisse.
Elle voulait bien protéger les habitants de ce fichu village, mais encore fallait-il qu'ils lui donnent les moyens de le faire. Si eux-mêmes ne l'aidaient pas un peu, elle risquait d'avoir du mal à avancer. Et la disparition de deux moutons -mais elle ne savait même pas si c'était des moutons ou autre chose- faisait partie des choses qu'elle devait savoir.
Ses mains se crispèrent un peu sur le volant à cette pensée. Il y avait tant de choses à supposer à partir de ce simple événement. Aucune bête n'avait été tuée depuis le meurtre des Wang. Shizuru avait espéré que c'était parce que le meurtrier était parti ou parce qu'il n'avait plus besoin de « s'entrainer ». Et voilà que ça recommençait.
Cela voulait-il dire que le tueur n'avait pas bougé? Qu'il restait près d'Osomura, qu'il avait encore des choses à y faire? Dans l'hypothèse où c'était bien lui qui tuait les animaux de la zone, évidemment. Il était possible que non. Après tout, peut-être que c'était Duran qui chassait, ça ne la surprendrait pas. Mais si ce n'était pas le cas, alors Shizuru voyait la mort des deux bêtes comme un signe. Un signe inquiétant.
Il recommençait à tuer. Il se préparait pour une nouvelle cible.
Elle aurait donné n'importe quoi pour savoir qui était visé et pour pouvoir éviter d'avoir du sang sur la conscience.
Mais tout cela n'expliquait pas pourquoi elle descendait en ce moment même à Furano au milieu de la journée. Une chose en entraînant une autre, l'absence de Yuichi au Souffle de Kagutsuchi avait pour Mai deux conséquences. La première, c'était qu'il serait impossible pour lui de l'aider à gérer l'hôtel pendant la journée et qu'elle se retrouvait donc coincée à Osomura pour la journée. La seconde, c'était qu'il ne pourrait pas aller chercher Alyssa à l'école à midi. L'hôtelière lui avait donc demandé après avoir longuement hésité si elle pouvait descendre en ville pour le faire à sa place.
Une marque de confiance appréciable.
Shizuru avait accepté pour des raisons qu'elle s'était bien gardée d'expliquer. Il ne fallait pas croire qu'elle allait à Furano juste pour le plaisir de voir Alyssa. Évidemment, elle était heureuse d'avoir l'occasion de revoir la petite blonde qui éveillait en elle une mélancolie apaisante, mais en enquêteuse aguerrie et, elle l'avouait, quelque peu opportuniste, elle avait une autre idée en tête.
Depuis quelque temps, Yuichi récupérait Alyssa en avance afin d'éviter que Natsuki Kuga n'entre en contact avec la petite fille aux cheveux d'or. C'était très noble, mais Shizuru n'y voyait là qu'un excès de paranoïa inutile. Mai lui avait donné l'occasion rêvée pour avancer un peu son enquête. Elle avait décidé de prendre son temps afin de laisser au trappeur l'occasion de parler avec l'enfant.
Enfin, afin de pouvoir les observer.
Elle était curieuse de voir les interactions entre ces deux-là. Natsuki avait plutôt l'air d'être une personne mutique et sans délicatesse. Un peu rustre peut-être. Définitivement animale en tout cas. La petite Alyssa était son antithèse. Qu'est-ce qui pouvait bien intéresser la jeune femme chez la fillette? Elles ne partageaient aucun lien.
Voilà pourquoi Shizuru Fujino roulait sur le serpent de bitume qui menait à Furano à cet instant. Pour rendre service. Et pour se rendre service. Alors qu'elle entrait dans la ville à la recherche de l'école, son esprit repartit quelques heures en arrière. Elle avait de la chance d'avoir rencontré l'historienne. Elle savait beaucoup de choses.
Avec un petit rictus d'amusement, Shizuru nota tout de même que certaines de ses informations n'étaient pas toujours fiables. Il suffisait de voir la façon dont elle lui avait raconté le conte des Trois Frères. Ou plutôt de savoir de qui elle l'avait appris.
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« Les Trois Frères représentent les trois héritiers de la famille Inoue. »
Shizuru releva un sourcil sceptique. « Des princes? »
« Oui. » Midori se gratta le menton, visiblement perplexe par ses propres propos. « Apparemment c'est une légende assez connue dans la région, mais je dois avouer qu'avant de venir ici je n'avais pas la moindre idée de qui ils pouvaient être. »
Elles étaient tranquillement assises l'une en face de l'autre, chacune en tailleur sur un matelas. La conversation sur les origines nébuleuses des vampires avait dévié sur celles des contes et légendes régionaux et Shizuru avait finalement eu l'occasion de poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis sa rencontre avec le cobra royal de Tomoe Marguerite, quelques jours auparavant.
Elle savait que se voir conter l'histoire des Trois Frères n'avait probablement aucun intérêt en termes de stricte efficacité, mais la curiosité qui la saisissait parfois sur certains détails insignifiants tournait facilement à l'obsession lorsqu'elle ne trouvait pas rapidement ses réponses. Déjà, Shizuru remarquait que son esprit déviait de son but originel pour constamment se reporter sur Akira Inoue et sa mort énigmatique. Elle avait besoin d'apaiser ce parasite qui, lentement mais sûrement, dévorait ses facultés de concentration.
Midori Sugiura la regarda se réinstaller confortablement sans rien dire.
« Vous connaissez l'histoire, alors? » demanda-t-elle finalement en prenant garde à ne pas s'avachir. Même assise en tailleur et les pieds enfouis dans une épaisse paire de chaussettes en laine empruntées à Mai, Shizuru Fujino refusait de manquer de classe.
L'archéologue fit une moue dubitative. « J'aimerais dire que oui mais j'ai cru comprendre qu'il y avait plusieurs versions. On m'en a conté une, mais je ne sais pas si c'est la bonne. »
« Ara, oui, on m'a dit la même chose. »
« Il y a des éléments qui sont certains », reprit la rousse en se passant une main dans les cheveux, « tout le monde semble d'accord pour dire que c'est une histoire d'amour, au départ. »
Évidemment. Yukino avait parlé d'une histoire de prince et de bergère. D'une histoire d'amour qui tournait mal. Shizuru se retînt de relever le manque d'originalité du conte local et se pencha discrètement en avant. « Racontez-moi votre version. »
« Ah... d'accord. » Midori s'interrompit, hésitante. « Youko ne va pas tarder à venir par contre, donc je vais aller un peu vite. »
« Allez-y. »
« Bien. » Après avoir rassemblé ses idées, le professeur d'Histoire se lança dans le conte avec une certaine maladresse. « Au commencement, il y avait trois princes. Ça vous le savez déjà. L'aîné, Chiba, était l'héritier du trône. C'était un seigneur de guerre. Le genre gros bras, pas très futé, vous voyez. Le deuxième fils, Hiroshi, était le préféré du peuple car il se préoccupait de lui, s'arrangeait pour que son père soit plus généreux, tout ça. Un sage en quelque sorte. Le cadet s'appelait Akira. C'était le plus intelligent des trois. Tellement qu'on dit que les gens du palais se méfiaient de lui. »
« Il n'a pas l'air très différent de n'importe quel autre conte. Les stéréotypes avec. »
Midori gloussa. « C'est normal commissaire, c'est un conte. Tous les personnages de contes sont des caricatures. »
Et c'était tout à fait compréhensible. On ne demandait pas à un conte de créer des personnages complexes mais d'avoir une utilité pratique. Faire rêver ou faire la morale. Parfois les deux. Ou simplement faire rire.
L'archéologue lui lança un regard ironique avant de poursuivre. « L'histoire des trois frères commença le jour où Hiroshi tomba profondément amoureux de l'une des domestiques. »
Pardon? Une domestique? Mais... « Pas d'une bergère? »
Midori soupira et se massa les tempes devant l'ignorance feinte de son interlocutrice. Qui semblait beaucoup s'amuser à la faire tourner en bourrique. « Nous ne sommes pas en Europe, commissaire. »
Shizuru fit mine de se reprendre. « Ara, pardon. Dans tous les cas, je suppose que c'était la plus belle jeune fille du royaume? »
« Exactement », répondit l'autre en levant les yeux au ciel, « ce n'est pas très original. Je suis désolée, je n'ai pas le talent de conteur qu'a la personne qui m'a racontée cette histoire, du coup ça risque d'être un peu expéditif. »
Shizuru ne s'attendait pas à recevoir des excuses. L'art du conte était quelque chose que peu de personnes maitrisaient. Elle-même était incapable de raconter une histoire autrement qu'à la manière d'un rapport d'enquête. « Qui vous l'a racontée? »
La curiosité, encore. Ce besoin de tout savoir. Toujours.
L'historienne lui répondit d'un mouvement évasif de la main. « Madame Kazahana. Elle est un peu spéciale, mais sa façon de raconter les histoires est incroyable. »
Un peu spéciale. L'euphémisme était doux et délicat. La pensée qui se cachait derrière, peut-être un peu moins.
« Et qu'a-t-elle dit à propose de cette jeune domestique alors? » reprit Shizuru en s'efforçant de dissimuler un sourire narquois derrière une mèche de cheveux. « Qu'elle était plus belle que le jour et plus gracieuse que la nuit? »
Midori éclata de rire. « Pas tout à fait, commissaire, mais vous touchez au but. » Elle ferma les yeux et sembla réfléchir un instant avant de se gratter l'arrière du crâne, amusée. « Elle a dit que la jeune femme était si belle que le soleil, jaloux, refusait de se refléter dans sa chevelure. »
« Vous voulez dire qu'elle était brune? Ça c'est inhabituel, les héroïnes ont des boucles d'or en général, non? »
« C'est vrai, mais n'oubliez pas que de toute façon, il est fort possible qu'elle soit blonde dans une autre version. »
Les deux femmes contemplèrent un silence méditatif à l'entente de ces derniers mots. Midori reprit la parole lorsque Shizuru se redressa pour ne pas donner l'impression qu'elle prenait ses aises sur le matelas de Youko Sagisawa. « Bref, Hiroshi tomba éperdument amoureux de cette fille et décida de la marier. Le problème, c'est que- »
« -c'est que l'un de ses frères tomba également amoureux d'elle. Je me trompe? »
L'archéologue soupira. « Non, vous avez raison », répondit-elle en posant son menton dans le creux de sa main. « Chiba, l'aîné, décida d'en faire sa femme afin de pouvoir monter sur le trône, comme il était destiné à le faire de toute façon. C'est là que ça devient tragique. » Une pause. Shizuru se demanda si elle ne devait pas s'attendre à un sanglant règlement de compte entre les trois princes. « Ce mariage déplaisait beaucoup au plus jeune des trois, Akira, qui avait bien l'intention de monter sur le trône à la place de son frère et qui voyait ses chances d'y parvenir s'étioler. »
Akira Inoue était le prince qui se fit tuer par le « Roi des serpents ». Il était probable que l'un des deux autres frères décida de glisser le reptile dans sa chambre afin de se débarrasser de lui. Mais pourtant, Akira n'était une menace pour aucun des deux, puisqu'il n'était pas amoureux de la fille en question ni ne pouvait prétendre au trône. C'était à lui d'éliminer ses frères, pas l'inverse.
Shizuru s'agita à ses propres pensées. Qui pouvait bien avoir glissé le serpent dans la chambre d'Akira, si ce n'était pas ses deux frères? La fille? Elle frissonna. Cela voulait donc dire qu'Hiroshi ou Chiba était mort. Mais peu importe. Midori lui donnerait la réponse à cette question bien assez tôt.
En effet, la rousse poursuivait son récit avec un entrain relatif. De toute évidence, elle n'était pas très à l'aise dans la peau d'un conteur. « Du coup, il s'arrangea pour se débarrasser de ses aînés » continua-t-elle. « Comme Hiroshi et Chiba étaient en très mauvais termes à cause de cette fameuse jeune fille -qui au passage était amoureuse de Hiroshi, j'ai oublié de vous le dire-, Akira leur proposa de régler le problème en duel. »
Et voilà. L'un des deux frères allait effectivement mourir. Il ne restait plus qu'à savoir pourquoi Akira allait devenir la cible du Serpent. Parce qu'il était celui qui avait proposé le duel? Le mobile était mince.
« Un duel à mort? »
Midori secoua la tête et leva les bras, visiblement perplexe. « Non, un duel au Go. »
Shizuru cligna des yeux. Elle ne s'attendait pas à ce genre d'épreuve, ça non. « Quelle idée », lâcha-t-elle après s'être raclé la gorge.
La rousse acquiesça en fronçant les sourcils. « Je pense que ça doit différer selon les versions, il faudrait s'y pencher, mais dans celle-ci le duel est une partie de Go. Bref », éluda-t-elle, « les princes se donnèrent rendez-vous, et devinez où? »
« Aux Trois Frères. »
« Exactement. » Le regard de la conteuse s'éclaira alors qu'elle se lançait dans un aparté. « À l'époque, et dans l'histoire, c'était un plateau reculé où l'on venait pour demander la bénédiction de l'un des dieux protecteurs des rivières. Pour les récoltes, tout ça. Peut-être que le temple bouddhiste était déjà construit, je ne sais pas. Enfin quoi qu'il en soit », conclut-elle, « les trois princes se retrouvèrent au petit matin à cet endroit et Akira fut désigné arbitre. »
L'enquêteuse hocha la tête. « L'enjeu était la main de la fille. » Elle réalisa alors quelque chose. « Ara, comment elle s'appelait, d'ailleurs? », s'enquit-elle en croisant les bras. Attentive.
« Je ne sais pas comment elle s'appelait », soupira la rousse en haussant les épaules en signe d'ignorance, « il faudrait demander à madame Kazahana, elle ne me l'a pas dit. Et non, l'enjeu n'était pas seulement la main de la fille », énonça-t-elle, et Shizuru devina dans ses yeux la satisfaction qu'elle avait de lui montrer qu'elle se trompait. « Le perdant était destiné à s'exiler. La partie prenait place dans un lieu sacré justement pour que le vaincu ne soit pas tenté de se parjurer. »
« Ara. Et qui a gagné? Hiroshi j'imagine. »
« Oui, Hiroshi gagna. Chiba s'exila sur le champ. »
Cela ne lui disait toujours pas ce que le Serpent venait faire dans la chambre d'Akira Inoue, où quel que fût l'endroit où le prince se trouvait au moment de l'attaque. Elle espérait que le conte ne s'arrêtait pas à cet endroit.
Midori Sugiura reprit rapidement après avoir bu quelques gorgées d'eau. « Si l'histoire s'arrêtait là, tout irait bien, mais ce n'est pas le cas. » Évidemment. Akira voulait monter sur le trône, il devait donc éliminer les deux frères, pas seulement l'un d'entre eux. Et Hiroshi était un homme intelligent, mais ce n'était pas un guerrier. Le faire disparaître ne devait pas poser de problème à un homme aussi stratégique que le cadet. Comme si elle avait lu dans ses pensées, la rousse continua son récit, la voix désormais plus claire. « Akira avait prévu la défaite de Chiba. Il avait pris avec lui une lame enchantée en prévision du moment où lui et Hiroshi se retrouveraient seuls et l'attaqua par surprise le moment venu. »
Et voilà, songea Shizuru en entendant ces paroles. Nao Yuuki pouvait bien croire qu'elle était le fond du panier, elle savait, elle, qu'elle était vraiment douée. « C'était évident. »
Midori s'étira en lui accordant un « Peut-être » dubitatif. L'enquêteuse se rendit alors compte qu'il devait être abominablement tard et que Youko Sagisawa ne devrait pas tarder à revenir dans sa chambre. Leur entretien touchait à sa fin. « Akira rentra au palais seul en déclarant que ses deux frères s'étaient entretués et que Chiba avait pris la fuite. »
« Et il épousa la fille pour devenir roi. » Qui glissa un serpent dans sa chambre pour se venger de la mort de son amant. Normal. Évident.
La rousse lui fit un sourire mi-figue, mi-raisin. « C'est ce qu'il voulut faire, oui. Mais il n'en eut pas le temps. Les dieux, mécontents d'avoir vu leur champion assassiné, envoyèrent sur Terre le roi des serpents pour punir Akira. Le serpent s'introduit dans sa chambre et le tua dans son sommeil. »
Comment? Les dieux? C'était aussi simple que cela? La fille n'avait pas cherché à se venger, c'étaient les dieux qui s'étaient chargés de la besogne? Elle ne pouvait pas y croire. C'était complètement incohérent. De toute évidence, Mahiro Kazahana avait introduit cette partie du conte elle-même. Les dieux n'existaient même pas. Il n'y avait rien à apprendre d'un conte qui se terminait de cette façon. À part que les méchants étaient punis. Ce qui était sans intérêt.
Incapable de croire à une telle fin, elle chercha à creuser un peu plus la question. « Ara. Et ensuite? »
L'autre leva les bras en signe d'impuissance. « Ensuite, rien. La lignée Inoue s'est éteinte. Ça, c'est vrai historiquement. Ce conte est juste une fable qui explique pourquoi le dernier Inoue n'avait pas d'héritier. »
« Mais... et la fille? »
« Elle se jeta du haut de la montagne dès qu'elle le put », lâcha Midori avec un sourire triste.
Oh.
« C'est un triste conte. » Elle se redressa définitivement. Elle comprenait que son interlocutrice commençait à piquer du nez et elle-même n'était pas certaine de pouvoir veiller plus longtemps.
Midori acquiesça en la regardant se lever. « Oui. Le cercle de statues qui se trouve à quelques kilomètres d'ici illustre le moment où les trois frères se retrouvèrent. Vous pouvez voir que chacun d'entre eux a un signe distinctif. Chiba porte un long katana et une tenue de samouraï, Hiroshi est en tunique et transporte avec lui la table de Go, et Akira tient un poignard. »
Avant qu'elle ne puisse en demander davantage, Shizuru entendit la poignée de la porte tourner et quelques secondes plus tard, Youko Sagisawa entrait, passablement éméchée.
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Elle avait aimé parler avec Midori Sugiura. Loquace et aimable, la jeune femme portait avec elle une aura de tranquillité et d'honnêteté qui lui plaisait.
C'était ce à quoi elle pensait alors qu'elle déambulait dans les rues de Furano avec plaisir. Elle avait garé sa voiture quelques carrefours plus loin et se dirigeait à présent vers l'école où Alyssa étudiait d'un pas sûr et conquérant.
Elle n'était pourtant pas certaine de savoir exactement où se trouvait cette fichue école. Il était même possible qu'elle se soit trompée de chemin, mais elle refusait, pas fierté, de montrer aux autochtones qu'elle avait peut-être besoin d'aide.
Alors elle marchait, de ruelles en ruelles, vers l'adresse que Mai lui avait donnée. Elle le supposait.
Furano n'était pas une ville plus laide qu'une autre. Shizuru savait qu'en été, les flancs des montagnes et les champs qui entouraient les quartiers de maisons en dur étaient recouverts de fleurs. Ils donnaient alors au paysage l'apparence d'interminables plaines multicolores qui devaient être magnifiques. Mais l'hiver, les maisons surgissaient tels des baraquements de nomades prêts à s'effondrer sous le poids écrasant des montagnes vierges de toute verdure, à l'exception des pins noirs. Les plaines enneigées isolaient la ville du reste de la région et Furano se transformait en station de ski.
Mais il n'y avait pas non plus une infinité de skieurs. Le flanc de montagne sur lequel Osomura se trouvait était à l'opposé de celui exploité par la ville. Shizuru voyait cela comme une chance. Elle n'aurait pas aimé avoir à enquêter dans un village rempli de touristes animés d'une curiosité morbide. Le village, plus isolé que jamais, gardait son anonymat et sa tranquillité de façade.
L'école était devant elle.
Au bout de la rue qu'elle était en train d'arpenter, elle voyait le portail de l'entrée et les quelques parents d'élèves qui s'apprêtaient à entrer pour récupérer leurs enfants. Shizuru se garda bien d'avancer jusque-là et préféra s'adosser tranquillement contre un mur de béton blanc pour mieux observer la scène. Ses yeux se plissèrent, Alyssa n'allait pas tarder à sortir du bâtiment, et peut-être que Natsuki Kuga allait apparaître.
Comme on n'était jamais trop prudent, elle ouvrit son manteau afin de dégager son arme, juste au cas où. Mais elle doutait sincèrement avoir à intervenir.
Elle attendit quelques minutes. Les parents d'élèves commençaient à s'attrouper devant l'entrée et bientôt, les premiers enfants émergèrent de la cour qui les séparait de la sortie. Une à une, les familles se dispersèrent alors.
Elle était déçue. Natsuki Kuga n'était pas là. Elle soupira et épousseta son manteau après s'être décollée du mur contre lequel elle avait attendu jusque-là. Elle n'avait pas fait trois pas qu'une tête blonde dépassait l'entrée de l'école et regardait autour d'elle avec scepticisme.
Alyssa cherchait du regard son père. Ou quelqu'un d'autre.
Alors même qu'elle se faisait cette réflexion, un mouvement attira son attention à l'autre bout de la rue. Et un sourire satisfait étira ses lèvres lorsqu'elle reconnut la silhouette élancée de Natsuki Kuga. Accompagnée de celle plus massive de Duran qui trottinait à ses côtés. La jeune femme avait visiblement eu la même idée qu'elle et avait attendu à l'écart la sortie des enfants.
Sans fusil, vêtue simplement d'une épaisse veste et d'un jean sombre, la jeune femme avançait tranquillement vers l'entrée en attendant qu'Alyssa se tourne vers elle et la reconnaisse. Ses bottes claquaient bruyamment contre les pavés, ses mains étaient enfouies dans ses poches, ses cheveux étaient retenus dans une queue de cheval négligée.
Elle n'avait pas grand-chose à voir avec la jeune femme que Shizuru avait rencontrée quelques jours plus tôt. Dans l'obscurité de la nuit, cette dernière songea qu'elle n'avait fait qu'entrevoir les traits de son interlocutrice. À présent, elle pouvait même percevoir la couleur de ses yeux, verts, et elle eut l'impression de la rencontrer pour la première fois.
Rencontrer était pourtant un vain mot. Épier sonnait définitivement plus juste.
Les yeux d'Alyssa brillèrent lorsqu'elle vit la brune marcher vers elle et avant que Shizuru n'ait le temps d'analyser sa réaction, la petite fille courait vers la nouvelle venue avec un grand sourire. La jeune femme lui rendit son sourire et elles se rejoignirent rapidement.
Le chien semblait ne pas avoir la moindre agressivité envers la fillette. Comme s’il l'avait adoptée.
Elles commencèrent à parler. À communiquer. Shizuru fronça les sourcils. Natsuki Kuga connaissait effectivement le langage des signes. Elle n'était pas certaine de comprendre où et quand elle avait pu l'apprendre. Mais le plus important ne se trouvait pas là.
La femme et l'enfant semblaient réellement apprécier la présence de l'autre et gesticulaient avec une célérité telle que Shizuru avait du mal à suivre le mouvement de leurs mains des yeux.
Pourquoi Natsuki Kuga, qui de toute évidence tenait plus de l'animal sauvage que de la femme civilisée, prenait-elle la peine de fréquenter une fillette sourde? Alors même que Mai se méfiait d'elle et lui interdisait de le faire. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien lui trouver?
Lorsqu'elle vit Alyssa éclater de rire et le regard de Natsuki s'éclairer en l'entendant faire, elle crut comprendre.
Peut-être que comme elle, la brune était tout simplement tombée sous le charme de la fillette. Peut-être voulait-elle simplement lui donner l'occasion de parler avec quelqu'un d'autre que ses parents. Peut-être qu'il ne fallait y voir là que l'illustration d'une honnête bienveillance.
Même Duran, qui restait sagement à leur côté, semblait tranquille. Et Alyssa ne semblait pas en avoir peur. Du tout.
Elle en avait assez vu.
Shizuru commença à marcher vers les trois compagnons d'un pas aérien. Comme elle s'y attendait, les oreilles de la bête se dressèrent à son approche et quelques secondes plus tard, alors qu'elle s'apprêtait à traverser la rue pour les rejoindre, les yeux de Natsuki se détachèrent d'Alyssa pour se reporter sur elle, affutés. Pas de bienveillance ni d'affabilité dans ce regard. Juste une impassible curiosité. Et de la prudence. Shizuru en fut déçue.
Bientôt, la petite blonde se tourna également vers elle et lui sourit. Shizuru oublia pourquoi elle était déçue. Elle se contenta de marcher avec un peu plus d'empressement qu'elle ne l'avait prévu.
C'est ainsi que trois personnes et un animal se rassemblèrent avec hésitation sur un trottoir jouxtant une école élémentaire, quelque part dans le sud de Furano.
Natsuki, qui s'était penchée pour parler avec la fille, se redressa de toute sa hauteur et sembla s'irriter de remarquer qu'elle restait malgré tout plus petite que Shizuru elle-même. Cette dernière lui offrit un rictus entendu et fit un geste de la main enjoué en guise de bonjour. Alyssa lui rendit avec entrain. La brune resta imperturbable, Duran lâcha un grognement de dédain en s'étirant.
« Ara, Natsuki, quelle surprise de vous voir ici! » Shizuru faillit éclater de rire en voyant son interlocutrice lâcher un soupir d'irritation.
« Commissaire. » fit-elle simplement en se tournant vers elle. Shizuru remarqua alors qu'elle continuait de parler en signes.
Pour qu'Alyssa ait la possibilité de suivre la conversation.
L'enquêteuse se tourna vers cette dernière, qui posait sur elle un regard curieux, et commença à chercher son calepin dans sa poche de manteau en soupirant. Du coin de l'œil, elle vit Natsuki croiser les bras avec nonchalance.
« Vous ne voulez pas que je vous traduise, commissaire? » proposa-t-elle, un rictus au coin des lèvres. Alyssa pouffa de rire en comprenant la situation.
« Je vais me débrouiller, merci. », rétorqua l'autre avec mauvaise humeur alors qu'elle se lançait à présent à la recherche d'un crayon, quelque part au fond de son sac à main.
« Si vous le dites. » répliqua la brune en levant les mains en signe de défense. Le silence ironique qui suivit, seulement entrecoupé par le bruissement de tickets de caisse et le cliquetis de clés, l'irrita au plus haut point. Si bien que lorsque la bête qui était assise près d'elle lâcha un bâillement sonore, Shizuru releva la tête pour lui jeter un regard noir.
Deux rires cristallins répondirent à sa tentative d'intimidation. Elle soupira en voyant Natsuki gratter son compagnon entre les oreilles avec affection.
« Très bien », abandonna-t-elle en fourrant à nouveau son calepin dans sa poche, « traduisez-moi. » Qu'avait-elle bien pu faire de ce fichu crayon?
Un haussement de sourcil lui répondit.
Shizuru leva les yeux au ciel avant d'ajouter plus paisiblement: « S'il vous plaît, Natsuki. »
Cette dernière lui lança un regard appréciateur sans rien ajouter. À la place, elle releva les mains en face d'elle en faisant un mouvement de pince grossier qui fit éclater de rire la petite blonde. Shizuru ne put s'empêcher de sourire en l'entendant et en oublia la réplique cynique qu'elle avait sur le bout des lèvres.
« Ton père ne peut pas venir te chercher » commença-t-elle en se tournant vers Alyssa avec bienveillance. Du coin de l'œil, elle vit les mains de Natsuki s'agiter avec rapidité en face de la fillette. « Du coup, Mai m'a demandé de te ramener. »
Elle n'arrivait pas à savoir pourquoi elle se sentait si mal à l'aise. Il y eut un court instant de silence pendant lequel Natsuki acheva de traduire. Shizuru eut le temps de voir le visage d'Alyssa s'éclairer et se demanda si elle devait comprendre que la fillette était heureuse de ce changement de plan. Cette dernière se tourna vers elle et commença à lui parler... avec la voix grave de Natsuki Kuga, qui mettait un son à chaque geste et à chaque expression.
« D'accord. Est-ce que Natsuki et Duran peuvent venir aussi? Ils sont venus à pied. »
Shizuru soupira. De toute façon, que pouvait-elle bien faire sans son traducteur attitré? Elle se tourna vers Natsuki qui se contenta de hausser les épaules avec désinvolture pour lui répondre. Visiblement, le trappeur n'avait que faire de sa décision. C'était peut-être l'occasion de parler avec la jeune femme en étant certaine qu'elle ne la laisserait pas plantée comme une imbécile au milieu de la nuit.
La nuit. Natsuki avait sans doute passé cette dernière dans les bois comme à son habitude. Si des animaux avaient été tués, elle ne voyait pas qui d'autre pourrait lui en parler. Les propos de Yukino lui revinrent une nouvelle fois en tête. Confiance? Non, il n'était pas question de ça. L'enquêteuse avait simplement la curieuse impression que malgré sa personnalité sauvage, Natsuki Kuga n'était pas taillée pour le meurtre. Peut-être que Yukino l'avait sentie elle aussi le jour où elle avait rencontré le trappeur. Il suffisait de voir la façon dont elle se comportait en présence d'Alyssa, quand elle pensait que personne ne la regardait.
Ou peut-être était-ce simplement que Shizuru savait être une excellente menteuse et pouvait reconnaître ce talent chez les autres. Les yeux de Natsuki Kuga ne mentaient pas.
Et son chien, ou quoi que cette chose ait pu être, avait l'air nettement moins nerveux que la première fois qu'elle l'avait vu. Ce qui la rassurait.
Alors, plutôt que de dire catégoriquement non comme elle l'aurait fait en temps normal, Shizuru ne fit que croiser les bras et jeter un regard sceptique au couple qui lui faisait face. « Ara, si Natsuki accepte de monter dans une voiture et que Duran ne met pas de la neige partout, pourquoi pas », s'entendit-elle dire avec la fausse amabilité qui était la sienne et que tout le monde prenait pour de la véritable gentillesse.
Le regard noir que lui lança Natsuki la fit mentalement changer d'avis. Peut-être pas tout le monde.
Quinze minutes plus tard, Shizuru s'engouffrait dans sa voiture après avoir invité trois passagers supplémentaires à y entrer. Elle mit sa ceinture sans un mot et jeta un oeil dans le rétroviseur pour mieux aviser les trois comparses. Alyssa était tranquillement assise dans un coin de la banquette et regardait l'extérieur, les yeux dans le vague. À ses côtés, Duran s'étirait paresseusement, son énorme tête basculant sur les genoux de la fillette avec douceur. Le corps massif de la bête encombrait la totalité de l'habitacle. En voyant le gigantesque animal si proche de la petite blonde (il était plus grand qu'elle), Shizuru eut un mouvement de recul et sa main se crispa sur son arme avec appréhension.
Elle aurait préféré avoir Alyssa à l'avant avec elle plutôt que de la voir seule aux côtés de l'étrange bête.
Alors qu'elle expirait nerveusement du nez pour se calmer, une portière claqua et bientôt elle se rendit compte que Natsuki était assise sur le siège passager. À quelques centimètres d'elle à peine. Shizuru la détailla un instant, la main toujours posée sur son colt. Les bras croisés, la posture nonchalante et le regard fermement vissé sur le paysage moribond de la ville de Furano, Natsuki Kuga l'ignorait.
« Pourquoi est-ce que vous ne restez pas avec Duran à l'arrière? » demanda-t-elle en regardant à nouveau dans son rétroviseur pour constater que la fille blonde caressait machinalement le loup qui était allongé près d'elle en le grattant entre deux oreilles duveteuses.
« Il n'y a plus de place » répondit l'autre, laconique.
« J'aurais aimé av- »
Elle fut interrompue par un grognement agacé qui lui glaça le sang. La femme brune vrilla ses yeux dans les siens. « Elle ne risque rien, si c'est ce que vous voulez savoir. »
Shizuru pivota pour lui faire face, passablement irritée. Elle ne voulait pas prendre le risque, justement. Elle avait la sensation d'avoir pour mission la protection de la fillette. Cette protection qu'elle n'avait pas su donner lorsque John Smith s'était attaqué à sa famille. Cela ne faisait pas si longtemps. « Je ne peux pas vous croire sur parole, Natsuki. »
Le regard de la brune se durcit. « Commissaire, regardez-les », commanda-t-elle. Les deux femmes se toisèrent un long instant avant que Shizuru ne se décide à jeter un œil dans le rétroviseur pour la troisième fois.
Duran dormait. Alyssa souriait à la fenêtre en continuant de caresser cet énorme museau blanc. Le commissaire ne put s'empêcher de sourire. À côté d'elle, une voix rauque acheva de la convaincre de baisser sa garde. Juste un peu. « Il ne lui fera rien. »
Elle reporta son regard vers l'avant en silence et sa main s'arracha lentement de la crosse de son arme pour mettre le contact. La voiture démarra. Le silence était de plomb.
Ce ne fut que lorsqu'elle dépassa les dernières habitations et que la voiture vrombit en direction du serpent de forêt qui s'étirait le long du flanc de montagne que Shizuru se décida à briser la longue sarabande d'anges qui n'en finissaient pas de passer.
« Nous devons parler, Natsuki. »
La brune se tourna presque immédiatement vers elle, le visage impénétrable et les sourcils froncés. Elle n'avait pas mis sa ceinture. Shizuru jeta un œil alerte dans le rétroviseur pour vérifier que rien ne lui échappait avant de continuer. « On m'a dit que des animaux ont été tués dans la nuit. Deux. »
Natsuki décroisa les bras. Elle ne lui répondit rien.
« Vous êtes dans les bois la nuit, non? » poursuivit Shizuru sans se démonter. Elle savait que la jeune femme l'écoutait avec une grande attention malgré son mutisme. Elle attendait simplement de voir où le commissaire voulait aller. « Est-ce que quelque chose vous a paru suspect? »
« Vous me demandez ça à moi, commissaire? » répliqua Natsuki avec cynisme. « Ça vous arrive souvent de demander de l'aide à vos suspects? »
Shizuru ravala un sourire ironique et tenta d'endiguer son irritation pour ne pas déverser sa mauvaise humeur sur son interlocutrice. « Ara, oui » répondit-elle en tapotant tranquillement le cuir de son volant, « on dirait bien que c'est à vous que je le demande. Et non, ce n'est pas dans mes habitudes de faire confiance aux suspects. »
Pour toute réponse, Natsuki soupira en baissant la tête. « Pas maintenant. » finit-elle par lâcher.
« Ce n'est pas vous qui décidez quand je peux vous poser des questions, Natsuki. » répliqua Shizuru, les yeux fixés sur la route. Elles quittaient Furano.
La brune émit un grognement agacé. « Alyssa est avec nous. »
« Et alors? »
« Alors j'accepterai de discuter avec vous quand elle ne sera plus là. »
Shizuru se tourna brièvement vers elle, médusée. Quelle différence cela faisait-il, au juste? « Alyssa est sourde. » appuya-t-elle en redirigeant son regard vers l'avant. Peu importe si elle était là ou non. Ce n'était pas comme si elle pouvait comprendre de quoi elles parlaient.
Du coin de l'oeil, l'enquêteuse remarqua un détail intéressant. Elle avala de travers et fit comme si elle n'avait rien remarqué. Les cheveux à l'arrière de la nuque de Natsuki s'étaient hérissés en l'entendant parler et bientôt cette dernière se tournait franchement vers elle en lui lançant un regard acéré. « Et alors? » cracha-t-elle, « Ce n'est pas une statue de cire! Elle est là, un point c'est tout. On se fiche bien de savoir si elle vous entend ou pas, commissaire! »
Shizuru leva les bras en signe de défense, un petit sourire bravache au coin des lèvres. « Ara, d'accord, d'accord, je suis désolée d'être aussi sensible qu'une bûche, mademoiselle Kuga, veuillez m'excuser pour ce comportement intolérable de la part d'un représentant de la loi. » Elle reposa ses mains sur le volant lorsqu'elle vit que la voiture ne suivrait pas la route toute seule. « C'est inadmissible. Je propose que nous nous rejoignions dans dix jours pour prendre le thé? Vert ou noir? Ara, vous avez peut-être autre chose de prévu, quelle imbécile je fais! »
Natsuki Kuga lui lança un regard froid. « Regardez votre route. »
« Je le savais, vous n'êtes pas là dans dix jours » répliqua l'autre avec une moue déçue. « Comment vais-je faire, j'ai moi-même un emploi du temps tellement chargé, ça risque d'être vraiment difficile. » Elle lâcha un soupir faux.
Un grondement sourd s'éleva dans l'habitacle. La brune lâcha un grognement féroce dans sa direction. « Vous êtes puérile commissaire. » Shizuru se formalisa à peine de la violence avec laquelle ces mots avaient été lâchés. Elle avait vu bien pire qu'une femme en colère, aussi sauvage soit-elle. Des femmes, elles en avaient vu qui l'avait traumatisée. Que ce soit des vieilles femmes noyées dans des baignoires remplies de sang ou des jeunes filles déchiquetées dans une ruelle sordide de Tokyo. Des inconnues pour la plupart, des amies pour quelques-unes. Natsuki Kuga, aussi intrigante soit-elle, aussi hargneuse et mystérieuse qu'elle puisse paraître, n'allait pas lui apprendre à faire la grimace.
Ça non. Il en fallait plus pour l'effrayer.
L'attaque verbale de la jeune femme eut simplement pour effet de lui faire perdre son humour. Toute plaisanterie oubliée, Shizuru serra le volant, le visage impassible. Lorsqu'elle répondit, sa voix claqua.
« Non mademoiselle Kuga, c'est vous qui ne comprenez pas la situation dans laquelle vous vous trouvez. »
Cette dernière lui lança un regard noir. « Et quelle est ma situation? »
Shizuru tapota son volant du bout de ses doigts gantés. « Votre situation, c'est que je veux vous interroger » dit-elle froidement. Elle aussi pouvait jouer la carte de l'intimidation. « Je le fais quand je veux, où je veux, en présence de qui je veux. Si ça ne vous convient pas, ce n'est pas mon problème, c'est celui du commissariat de Furano. Je suis assez claire? »
Son interlocutrice blêmit et serra la mâchoire. Le genre de détail qui ne peut pas vous échapper lorsque vous êtes un peu attentif. « Vous n'avez pas le droit de me mettre en garde à vue. »
« Je suis commissaire et je suis en charge de cette affaire. J'ai tous les droits. » Et surtout beaucoup d'amis. Haruka lui ferait cette faveur avec grand plaisir.
Il y eut quelques secondes de silence que Shizuru décida de mettre à profit pour se garer sur le bas-côté. Elles arrivaient déjà à Osomura. Natsuki lui lança un regard d'incompréhension et sembla oublier la conversation houleuse qui venait d'être interrompue -et qui n'avait pas eu l'air de l'impressionner plus que ça, finalement- pour se focaliser sur l'instant présent. Shizuru la sentit se tendre imperceptiblement sur son siège. « Il y a un problème? »
« Je ne peux pas entrer à Osomura si vous et Duran êtes dans la voiture. » répondit simplement le commissaire en regardant autour d'elle pour s'assurer que les pins les masquaient suffisamment. « Mai me tuerait si elle apprenait que je vous ai laissé rencontrer Alyssa. »
La jeune femme fronça les sourcils. « Vous m'avez laissée? »
« Bien sûr, vous ne croyez tout de même pas que vous étiez la seule à attendre! » s'exclama-t-elle en levant les yeux au ciel. Lorsqu'elle les reposa sur son interlocutrice, cette dernière la regardait avec nettement moins de morgue que quelques minutes auparavant.
Elles se toisèrent encore sans ciller.
Finalement, Shizuru fit un geste en direction de la portière. « Vous sortez, oui ou non? »
Natsuki détacha son regard d'elle pour le reporter sur la poignée de la porte. Elle semblait hésiter. Elle soupira et baissa la tête en se massant le crâne. « Je n'ai rien vu » lâcha-t-elle, « j'ai entendu les hurlements des bêtes, mais ils étaient trop éloignés, je n'ai pas pu arriver à temps. Ils ont été mordus, comme tous les autres. »
Le silence retomba. Shizuru le brisa calmement, les yeux devant elle.
« C'est mauvais. »
L'autre hocha la tête, ailleurs. « Oui. Il va se montrer. »
« Il? »
« Le vampire. »
Le commissaire en perdit ses mots. Pourquoi fallait-il que tout le monde soit à moitié fou, à Osomura? On se le demandait tous. Elle soupira sans répondre et se contenta de réitérer son geste en direction de la porte. « Bon, aller, sortez avant que Mai ne se persuade que j'ai kidnappé sa fille. »
Et juste comme ça, Natsuki Kuga sortit. La porte claqua et quelques secondes plus tard, elle vit dans son rétroviseur Duran se redresser et sortir à son tour. Alyssa lâcha un petit cri enjoué en le voyant faire et fit un geste d'au revoir lorsque la brune referma la portière derrière la bête. Shizuru s'étonna de voir que la petite fille ne semblait pas trouver étrange que la voiture soit garée à l'entrée de son village et que l'une des deux femmes qui l'accompagnaient sorte pour prendre la direction inverse de celle où elles allaient.
Ce n'est pas une statue de cire, songea-t-elle. C'était sans doute vrai. Peut-être était-elle parvenue à comprendre certains aspects de la conversation malgré son handicap.
Au moment où elle enleva son frein à main pour reprendre sa route, elle sentit que quelque chose lui échappait. Elle s'immobilisa à nouveau, incertaine. Que pouvait-elle bien oublier, à cet instant?
Un ange passa.
Elle jura et se dépêcha de sortir de l'automobile. « Natsuki! » cria-t-elle en regardant le dos de la jeune femme, qui s'éloignait déjà en marchant tranquillement. « Nous devons parler! C'est un ordre! »
Elle vit la main de la jeune femme se lever en signe de compréhension. Elle ne se retourna pas, ne dit rien, comme si elle avait déjà utilisé trop de mots en trop peu de temps.
Shizuru soupira en s'engouffrant à nouveau dans son véhicule. Il ne lui restait plus qu'à espérer que le trappeur n'en ferait pas qu'à sa tête.
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La maison des Yumemiya était une large bâtisse de pierres blanches. La neige qui recouvrait le toit d'ardoises tombait de temps à autre sur les pavés, où elle s'accumulait et formait à présent des monticules d'un mètre de haut.
La porte d'entrée de la maison donnait sur une petite ruelle un peu glauque. Elle était déserte en ce froid début d'après-midi, la plupart des habitants étant partis à Furano ou ailleurs pour travailler. Shizuru avait attendu un moment avant d'oser s'y aventurer. À présent seule, elle regardait d'un œil critique la maison de pierres qui lui faisait face en se demandant si ce qu'elle s'apprêtait à faire n'allait pas lui valoir quelques remontrances de la part de Haruka. Elle haussa finalement les épaules, une moue ennuyée sur les lèvres à cette pensée. Il valait sans doute mieux ne pas en parler du tout au commissaire de Furano.
Chaque commissaire avait ses propres méthodes, après tout, et la blonde devait être l'une des rares, si ce n'était la seule, à avoir trop de conscience morale pour bannir de son champ d'action certaines initiatives. Shizuru ne faisait pas partie de ceux-là. Aussi, la perspective d'entrer par effraction dans la maison des Yumemiya ne lui semblait pas plus immorale que de transporter une arme de service sous son manteau.
C'était Takeda lui-même qui lui avait appris à crocheter des serrures, « au cas où » selon ses propres mots, dès lors que c'était utile et justifié. Shizuru avait un petit peu élargi le concept. Un petit peu. En effet, si elle ne pouvait pas en être certaine avant d'entrer, il était possible que cette initiative lui soit utile. Peut-être. Mais on n'allait quand même pas chipoter sur ce détail, n'est-ce pas?
Elle jeta un dernier coup d'œil circulaire pour s'assurer qu'elle était bien seule et que personne ne la regardait depuis l'intérieur de l'une des maisons voisines. Elle ne voulait pas prendre le risque d'être vue par une Mashiro-bis, elle avait bien d'autres choses à faire que d'avoir à s'en préoccuper.
Elle prit une grande inspiration et s'approcha de la porte d'entrée. Cette dernière avait été dégagée de toute la neige accumulée pendant la nuit. Le cliquetis des crochets qui s'entrechoquent lorsqu'elle sortit son trousseau de son sac fit écho dans la ruelle. Quelques secondes plus tard, elle était penchée vers la serrure, à jeter des regards furtifs sur les côtés, occupée à soulever le verrou.
Au bout d'un cours instant, il y eut un petit claquement et elle se redressa en expirant doucement. Elle avait toujours été douée pour crocheter les serrures. Mais à part Takeda -qui était lui-même un remarquable crocheteur- personne n'en avait la moindre idée.
Elle posa la main sur la poignée de la porte et l'actionna.
La porte s'ouvrit. Le bruit était feutré. Discret. Elle sourit. Entra et referma la porte derrière elle. Lorsqu'elle eut achevé de remettre le verrou en place -c'était toujours beaucoup plus difficile de reverrouiller une porte que de la déverrouiller-, elle se tourna vers l'intérieur de la pièce où elle venait de mettre les pieds.
Elle était curieuse de savoir ce qui pouvait bien préoccuper les Yumemiya au point de refuser de parler à la police. Nul doute qu'ils avaient beaucoup de choses à cacher.
L'entrée était presque aussi glauque que la ruelle, songea-t-elle en fronçant les sourcils alors que ses yeux voyageaient dans la pièce. C'était curieux. Le papier peint vert pâle des murs était semblait bien entretenu, mais c'étaient les marques laissées par des tableaux récemment retirés qui accrochèrent l'attention du détective. C'était étrange.
Il y avait deux portes au fond de la pièce, qui était simplement habitée par une table surmontée d'un pot de fleurs vide, et deux sur chaque côté. Elles étaient toutes fermées. Sur la gauche, un escalier montait à l'étage. La jeune femme choisit la porte de droite et l'ouvrit avec précaution. Elle avait gardé ses gants. On n'était jamais trop prudent.
Elle se retrouva dans la cuisine. C'était une grande pièce, sans doute fallait-il bien cela pour accueillir une famille de quatre personnes. Elle imagina Rena et Raki assis autour de la table qui se trouvait au centre de la pièce, accompagnés de Shiro et Arika, qu'elle n'avait pas encore eu l'occasion de voir et dont elle ignorait encore l'apparence.
Elle déambula dans la pièce un instant, remarqua qu'elle était impeccablement rangée et que seules quelques assiettes propres trainaient près de l'évier. Elle ouvra quelques tiroirs, un à par un, histoire de s'assurer qu'elle ne passait pas à côté de quelque chose d'important.
Elle fut surprise lorsqu'elle ouvrit les placards. Les Yumemiya étaient quatre. C'était une famille relativement nombreuse. Il y avait parmi eux deux enfants, et les enfants avaient tendances à beaucoup manger, non? Les placards étaient loin d'être vides, mais pas non plus assez pleins pour faire vivre une telle famille pendant très longtemps. Soit les Yumemiya avaient l'intention de faire les courses dans peu de temps, soit elle avait un énorme problème à gérer.
Lorsqu'elle sortit de la cuisine, elle pivota sur le côté pour ouvrir l'une des portes qui se trouvaient au fond du hall d'entrée. Le bruit des talons de ses bottes était étouffé par la moquette.
La pièce qu'elle découvrit derrière cette porte était immense. Shizuru fit quelques pas à l'intérieur. Il y avait beaucoup de meubles, dans cette pièce. C'était ce à quoi on pouvait croire si l'on supposait que tous les objets qui se trouvaient sous la mer de voiles blancs étaient bien des meubles et pas autre chose. Shizuru se faufila entre eux en ayant l'impression de perturber une procession de fantômes.
Au centre de la pièce, elle crut reconnaître une forme familière sous l'épaisseur de la toile. Elle s'approcha d'elle avec curiosité, presque avec impatience. Lorsqu'elle posa les mains sur lui, elle sourit.
La famille Fujino était une véritable dynastie. Tisserands de génie qui avaient fait fortune pendant l'ère Meiji, ils aimaient faire croire qu'ils faisaient partie d'une branche éloignée de la famille de l'empereur lui-même. Le fait était plutôt qu'ils étaient de simples bourgeois, trop fiers sans doute, et un peu trop pédants pour leur propre bien.
Ainsi, toutes les femmes nées Fujino se devaient de savoir jouer du piano. À la perfection. Ce n'était pas une possibilité, c'était une obligation. Lorsqu'elle était enfant, ses parents avaient commencé à lui expliquer l'importance de cet héritage familial. Shizuru s'était alors demandée pourquoi il fallait que ce soit les femmes qui jouent du piano et pas les hommes, pourquoi il fallait qu'elle apprenne à jouer de cet instrument-ci plutôt que d'aller souffler dans une trompette, et pourquoi il fallait toujours dire « mère » et « monsieur » plutôt que papa et maman. La vérité, elle l'apprendrait plus tard, était que la famille Fujino, pour faire simple, était profondément arriérée.
Finalement, Shizuru avait eu l'honneur d'apprendre le piano avec l'un des plus grands pianistes du moment. Le vieil homme avait vite abandonné l'idée de lui enseigner quoique ce soit, tant il était évident qu'elle ne saurait jamais aligner deux accords sans faire d'ignobles fausses notes -elle s'y entrainait- qui faisaient se hérisser sur son crâne ses cheveux gominés. Monsieur et madame Fujino en avaient été profondément déçus et ne l'avaient plus jamais regardée comme avant. Il était toujours difficile de se rendre compte que son enfant prodige n'était en réalité qu'un enfant tout court.
En regardant la forme cachée du piano à queue dans cette pièce inondée de fantômes, Shizuru repensait à cette merveilleuse enfance, car elle l'avait été, et à cette fierté si particulière qu'elle avait hérité de sa mère.
Elle fit demi-tour et entreprit de revenir vers la porte qui donnait sur le hall d'entrée. Il était assez amusant de penser que lorsqu'elle avait réussi à gagner une relative indépendance, la première chose qu'elle avait faite avait été de s'acheter une trompette. Elle jouait pitoyablement mal.
Elle soupira en avançant vers la troisième porte, qu'elle ouvrit avec entrain. C'était une salle de bain. Elle hésita à entrer lorsque ses yeux tombèrent sur une baignoire autour de laquelle tombait un rideau transparent sur lequel flottaient des bateaux bleus et des poissons rouges. C'était une salle de bain ordinaire.
Son cœur rata un battement. Elle fit deux pas en arrière et referma la porte en silence.
Elle n'aimait pas ce genre de salle de bain.
Derrière la dernière porte, celle qui était la plus proche des escaliers, se cachait une bibliothèque. Cette dernière semblait également faire office de salon. Des fauteuils étaient avachis autour d'une table basse en bois sombre. Tout autour d'eux, des étagères parcouraient les murs.
La pièce était grande.
Certaines étagères étaient encore remplies de livres, d'autres avaient déjà été vidées.
Shizuru médita un instant sur les possibilités qui s'offraient à elle. Les Yumemiya s'apprêtaient visiblement à partir, et ils ne souhaitaient apparemment pas prendre le temps de déménager tranquillement puisqu'ils laissaient derrière eux la quasi-totalité de leurs meubles.
Il fallait maintenant comprendre pourquoi. Elle s'assit dans l'un des fauteuils et croisa les jambes en tapotant les accoudoirs du bout des doigts. Il était probable que la petite famille se sentait menacée, mais toutes les personnes vivant à Osomura étaient tendues et aux aguets depuis des semaines.
Depuis qu'elle était arrivée, pas une seule fois elle n'avait entendu parler d'exil. Personne n'était prêt à partir. Tout le monde avait peur, mais tout le monde restait. Alors, en quoi la situation des Yumemiya était-elle différente? Avaient-ils plus de raison que les autres de craindre pour leurs vies ou étaient-ils simplement les plus peureux d'entre eux ? Le fait d'avoir des enfants les poussait-il à partir dans le souci de mettre leur descendance à l'abri?
Mais alors, pourquoi s'apprêter à partir en secret? Avaient-ils l'impression d'être épiés? Fallait-il donc qu'ils ne fassent confiance à personne et qu'ils s'enfuient comme des voleurs au milieu de la nuit?
Alors qu'elle s'interrogeait sur ces questions, ses pensées furent interrompues par le craquement du plafond au-dessus d'elle. Elle se figea. Arrêta de respirer un instant. Écouta.
Pendant un instant, le silence fut assourdissant. Et puis, juste comme ça, des petits bruits sourds et réguliers se firent entendre depuis le premier étage. On marchait au-dessus d'elle.
Elle n'était pas la seule à être entrée.
Sa respiration se débloqua et reprit calmement sa course. Sans précipitation. Elle se leva lentement. Tranquillement. Lorsqu'elle se fut complètement redressée, elle resta immobile au centre de la bibliothèque pendant quelques secondes. Les yeux rivés sur le plafond, elle leva la main doucement jusqu'à agripper le colt qui se trouvait à sa ceinture. Elle inspira profondément.
Avait-elle seulement une chance de parvenir jusqu'à cette pièce, deux mètres à peine au-dessus d'elle, sans se faire entendre?
Elle commença à marcher vers la sortie. Elle avait de la chance. Elle n'avait pas refermé la porte derrière elle en entrant. Ses pas étaient mesurés, étouffés par la moquette qui tapissait le sol de la bibliothèque. Elle dégaina.
Lorsqu'elle entra à nouveau dans le hall d'entrée, elle pivota sur la gauche pour se figer presque immédiatement.
Une enquête était une succession d'instants. Certains d'entre eux étaient importants, d'autres étaient résiduels. Il fallait savoir saisir et s'en approprier certains. Mais aussi savoir en laisser filer d'autres. Il y avait des instants que l'on ne pouvait pas s'approprier, des moments que l'on était voué à rater, qui se faufilaient entre nos doigts comme l'eau qui s'écoulait d'une fontaine.
Shizuru appelait cela le destin. Aussi, la personne qui se trouvait dans cette pièce au premier étage, si proche, était très certainement l'une des pièces les plus importantes du puzzle qu'elle avait à reconstituer. C'était peut-être même lui, qui venait de pénétrer dans cette maison qu'il pensait vide. Pourtant, Shizuru se résolut à perdre cet instant au moment où ses yeux se posèrent sur les escaliers de bois qui menaient à l'étage. Peut-être parce que ce n'était pas le bon moment. Peut-être simplement parce qu'elle n'avait pas de bol. Elle ferma les yeux en songeant que si elle avait été plus rapide et qu'elle avait déjà commencé à fouiller les pièces qui se trouvaient à l'étage l'affaire qu'elle était en train de couvrir serait peut-être en passe d'être terminée.
Mais puisqu'elle était au rez-de-chaussée, puisqu'elle avait décidé de caresser un piano quelques minutes auparavant et de s'asseoir dans un fauteuil quelques secondes, elle venait de perdre un précieux instant.
Ses yeux se posèrent sur la rambarde des escaliers, sur les marches en acajou, sur les rainures du vieux bois de la rampe. Il était impossible de monter ces escaliers sans que chacune de leurs marches ne craque sous ses pas.
Elle ne serait jamais assez discrète, elle n'avait aucune chance.
Il allait s'enfuir au moment même où elle commencerait son ascension.
Elle soupira bruyamment. Réajusta sa prise sur son arme. S'élança dans les escaliers comme une furie. Toutes les marches grincèrent. Elle n'en était pas surprise. Les escaliers du manoir où résidait sa famille étaient tous en vieil acajou. Quelques secondes plus tard, elle était au premier étage et s'élançait dans le couloir de gauche afin de rejoindre la petite aile latérale qui la mènerait à la pièce qu'elle recherchait.
Et là horreur. Il y avait non pas une mais trois pièces. Elle vit alors ses dernières chances s'envoler. La première porte s'ouvrit avec fracas. Elle regarda à peine ce qu'il y avait derrière. Il n'était pas là, elle le savait. Elle jeta un œil dans la deuxième pièce -une chambre d'enfant- et courut vers la dernière, qu'elle ouvrit avec tant de force qu'elle claqua contre le mur.
C'était un bureau. Il n'était pas là. Il n'était plus là. La fenêtre était ouverte. Elle se précipita vers cette dernière en contournant rapidement le bureau sur lequel étaient étalés des dossiers qu'elle ne prit pas la peine de regarder.
Il n'y avait personne en bas. Il avait sauté du premier étage. Qui était assez fou pour sauter du premier étage?
Elle serra les dents. Rengaina rageusement son arme avant de refermer la fenêtre avec force. Elle n'aimait pas perdre. Il en avait toujours été ainsi. Elle voulait gagner. Toujours. Tout. Et plus encore. Et voilà qu'elle était tenue en échec par un homme assez fou pour se jeter par une fenêtre!
Elle prit une inspiration colérique et se retourna vers l'intérieur de la pièce. Le bureau était remarquablement rempli comparé aux autres pièces. Les étagères étaient occupées par d'épais dossiers, que l'on retrouvait sur le plan de travail et sur le sol.
C'était le bureau de Shiro Yumemiya.
Là, entre deux tasses vides et une liasse de feuilles manuscrites, Shizuru vit surgir le cadre d'une photographie de famille. Elle la saisit. C'était la première fois qu'elle les rencontrait. Tous les quatre. Le cliché datait déjà de quelques années. Raki était encore bébé. Fermement tenu par les bras de sa mère, il regardait l'objectif avec une curiosité et une fascination qui n'appartiennent qu'à ceux qui découvrent un objet pour la première fois. Rena et Shiro étaient côte-à-côte et souriaient tranquillement au photographe. Au premier plan, une fillette aux yeux bleus souriait à pleines dents.
Le petit cliché parfait de la parfaite petite famille, songea Shizuru avec un certain cynisme. On était loin des photos endimanchées de sa propre famille. |
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Titange Prophétesse kitch du Shoujo-Aï
Inscrit le: 29 Sep 2008 Messages: 526
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Briseglace Otome Corail
Inscrit le: 21 Mar 2009 Messages: 164 Localisation: Sur le toit.
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Posté le: Sam Sep 04, 2010 11:47 am Sujet du message: |
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Bonjour!
Et non, ce n'est pas un chapitre, enfin, pas vraiment. J'ai décidé de revenir un petit peu dans le passé de Shizuru, histoire de donner quelques informations sur l'une des affaires dont elle a eu la charge à Tokyo. Il y a aussi pas mal de choses qui expliquent son comportement ^^. Voilà.
Et merci Miya pour la correction.
Titange, si j'étais toi je n'espérerais pas trop .
Le Rendez-vous des Princes
Interlude 1
Miyuki
Les bottes à talons rouges de Shizuru Fujino faisaient toujours un bruit d'enfer lorsqu'elle arrivait au commissariat et qu'elle se dirigeait vers son bureau. Les autres employés pouvaient reconnaître son pas depuis leurs postes respectifs, si caractéristique et agaçant. Ils pouvaient même déterminer son humeur, ce qu'il était impossible de faire en regardant son visage de tout temps plaisamment inexpressif.
Ainsi ce matin-là, lorsqu'ils l'entendirent arriver, ils se rendirent compte de deux choses. La première, c'était qu'elle était pressée. La seconde, qu'elle était énervée. Les bruits de talons étaient rapides et bien plus forts que d'habitude. C'était le pas qu'elle adoptait lorsqu'elle venait de se faire doubler.
Par l'un de ses collègues? Non. Ce genre de situation n'arrivait pas, c'était une hypothèse d'école. Shizuru Fujino ne se faisait jamais doubler par personne.
Sauf par John Smith. L'insaisissable John.
Comme il l'irritait, cet énergumène raffiné qui avait toujours sur elle une longueur d'avance et qui s'amusait à la faire tourner en rond pour mieux pouvoir se débarrasser de ses victimes, toujours méticuleusement choisies et pourtant si tristement hasardeuses.
Shizuru prit un virage serré et s'engouffra non pas dans son bureau mais dans celui de son supérieur, Takeda Masashi, qui lui avait demandé de venir le retrouver en urgence.
Il était quatre heures du matin. Elle avait réveillé Anh en se levant et cette dernière n'avait pas apprécié l'attention. Elle aurait aimé dire ou même prétendre qu'elle en avait quelque chose à faire, mais la triste vérité était qu'elle avait déjà tout oublié de ce détail insignifiant. La seule chose qui importait à cet instant, c'était qu'une fois encore, elle avait perdu.
Et John Smith avait une nouvelle fois gagné. En même temps, il était difficile de perdre à son propre jeu lorsque l'on se permettait de changer les règles au fur et à mesure. Shizuru ne pouvait pas changer les règles, elle, et ne pouvait pas non plus prévoir le moment où l'homme qu'elle poursuivait sans relâche depuis des mois déciderait de les transgresser.
La porte claqua contre le mur alors qu'elle entrait, furibonde. Takeda eut à peine le temps de se lever pour l'accueillir qu'elle le figeait déjà d'un cri de rage mal contrôlé. « Il avait dit qu'il frapperait dans le port! »
« Il n'a pas- »
Elle l'interrompit d'un claquement de langue irrité et pointa du doigt la carte de Tokyo accrochée au mur. « C'était dans le port, ça ne pouvait pas être ailleurs!! »
Le vieux commissaire leva les mains en signe d'apaisement. « Shizuru calme-toi, il- »
« Le port! » hurla-t-elle en faisant claquer sur ses pieds la chaise qui se trouvait en face d'elle. Comment aurait-elle pu deviner qu'il irait tuer quelqu'un près du quartier d'Ueno? Comment aurait-elle pu?! C'était impossible, il avait encore triché! Elle avait passé des jours et des nuits entières à la recherche de l'endroit où il irait, elle avait exclu un à un chaque fleuve, chaque cours d'eau, chaque lac pour être certaine qu'il s'agissait bien du port! Pas un seul quartier n'avait été négligé! Et elle était persuadée, non, elle était certaine qu'il ne pouvait pas s'agir du parc! Ça ne pouvait pas l'être!
John lui avait donné rendez-vous au bord de l'eau. Elle avait fait la liste de tous les endroits où il pourrait l'attendre et les avait exclus les uns après les autres. Le parc en question était celui où elle se promenait le plus souvent, évidemment qu'elle avait pensé à lui! Avant de l'exclure des recherches, comme tous les autres!
Face à elle, Takeda commençait également à perdre son calme et frappa son propre bureau du plat de la main. « Il n'a rien dit du tout, Shizuru », martela-t-il d'une voix forte, « c'est toi qui a cru qu'il parlait du port, rien de plus! »
La chaise, sur laquelle elle était toujours appuyée, fut claquée une nouvelle fois sur le sol avec colère. Comment osait-il?! Comment osait il ne serait-ce que croire qu'elle aie pu se méprendre, elle?! « Je n'ai pas cru, il parlait du port, j'en suis certaine, il- »
« Tu t'es trompée, ça n'est pas- »
Elle empoigna la chaise en hurlant. « Je. » Épela chaque mot. « Ne. » Avec rage. « Me. » La chaise claqua une nouvelle fois « Trompe. » Avant de valser dans la pièce avec force jusqu'à percuter une armoire de métal. « Jamais! »
Comme un coup de tonnerre.
La voix grave et profonde de Takeda Masashi rugie dans la petite pièce où ils se trouvaient. « Tu ne te trompes peut-être jamais, mais cette femme est morte et nous n'avions aucune chance de la sauver parce que toutes nos forces, toutes, étaient stationnées sur le port sur ton ordre! »
« Je ne- »
« Il faudrait que tu acceptes de perdre, Shizuru », s'emporta-t-il, « parce que si tu crois que ton métier n'est fait que de victoires alors tu vas droit dans le mur! » Il plaqua avec fracas ses deux mains sur le bureau. « Réveille-toi! Nous ne gagnons jamais! Tu perdras toujours! » Il frappa du poing une dernière fois et Shizuru ferma les yeux en entendant le tonnerre gronder. « Alors perds, perds et apprends! »
Elle pâlit. Plia. La tempête qui rugissait en elle se calma alors même qu'elle observait le vieux lion qui lui faisait face. Il la regardait avec bienveillance malgré la dureté de ses paroles. Avec la compassion de ceux qui comprennent.
La réalisation la frappa comme un mur de briques.
Elle s'était trompée. Elle s'était trompée et une femme était morte. Elle s'était trompée mais ça n'était même pas de sa faute. Il avait triché, encore. Elle n'avait pas eu d'autre possibilité que celle d'échouer.
Elle n'avait pas eu la moindre chance.
Elle se vit récupérer la chaise abandonnée contre l'armoire de métal noire et s'y asseoir sans autre forme de cérémonie. Ses mains vinrent agripper ses cheveux et, la tête baissée, Shizuru Fujino ne dit plus rien. Le silence tomba.
Elle entendit Takeda, son mentor, celui qui continuait chaque jour de lui apprendre son métier, marcher vers elle. Elle sentit ensuite le poids de ses mains calleuses sur ses épaules lorsqu'il se pencha vers elle et sa voix grave lui murmurer des paroles d'apaisement.
« Tu sais que tu finiras par y parvenir, mais il te faut du temps, même à toi, pour te mettre dans sa peau et comprendre comment il fonctionne. Ce n'est pas un Nagi Homura, Shizuru. »
Oh non, John Smith n'était pas un Nagi Homura. Le tueur de grands-mères était fou, mais il avait l'esprit aussi logique qu'une calculatrice. Shizuru avait même pensé lors de sa traque que c'était un individu grossier, dont les meurtres manquaient singulièrement d'innovation. Mais John Smith était une autre sorte de folie. Il n'y avait pas de logique, les règles qu'il fixait n'étaient là que pour être mises de côté, il était l'incarnation même de l'imprévisible.
Shizuru était trop logique. Trop perspicace, trop cartésienne.
Elle ne parvenait pas à le suivre, lui et ses jeux qui n'avaient pas de sens.
« Elle avait de la famille? » murmura-t-elle d'une voix blanche après quelques minutes de silence.
Takeda se redressa. « Une fille. »
« Comment s'appelle-t-elle? »
« Miyuki. Saito. Elle est ici. »
« Vous voulez que j'aille la voir. »
« Oui. » Elle se leva et sortit calmement du bureau en faisant mine de ne pas remarquer les visages pâles et terrifiés des autres employés. Impassible, elle avança vers le fond du commissariat, là où étaient accueillies les familles des victimes. Le pas sûr, le visage digne. Elle reconnaissait le bruit des chaussures de Takeda derrière elle, il la suivait.
Ils traversèrent un couloir. Un autre. Arrivèrent devant la vitre qui séparait le couloir de la pièce où la fille devait se trouver.
Shizuru serra les dents. Une adolescente était assise là. Sur un canapé, près d'une machine à café. En dessous d'une télévision allumée, face à une table basse parsemée de magazines sans intérêt. Elle avait encore sur le dos son pyjama bleu, ses cheveux noirs étaient noués en une queue de cheval qui roulait sur son épaule et descendait le long de son dos. Les yeux bleus rougis par les larmes, elle se tenait droite, le regard vide.
Ailleurs.
Shizuru ne parvint pas à détacher son regard d'elle. « Quel âge a-t-elle? »
« Douze ans », répondit calmement son mentor à ses côtés, les yeux rivés sur la collégienne avec inquiétude.
Douze ans, et déjà seule au monde.
Non, pensa Shizuru en posant sa main contre la vitre, pas seule au monde. Elle le décida en un instant. Elle ne laisserait pas cette fillette seule. Jamais. Où qu'elle soit, quoi qu'elle fasse. Elle serait là.
Elle veillerait. Elle le promettait.
____________________ _____
La maison des Saito était située dans un lotissement. Petite, les murs blancs, recouverte d'un toit de tuiles brunes banales, elle faisait profil bas lorsque Shizuru lui fit face. Aux côtés de la jeune femme, une adolescente aux cheveux bruns regardait son ancienne maison avec désarroi. Derrière elles, un couple de cinquantenaires sortait quelques cartons du coffre de leur voiture.
Miyuki ne pouvait plus vivre dans la maison où sa mère venait de se faire assassiner. La fille allait vivre chez son oncle et sa tante. Solidarité familiale. Après avoir passé plusieurs semaines chez eux en refusant de remettre un pied dans son ancienne chambre, l'adolescente s'était laissée convaincre d'aller récupérer ses affaires par Shizuru elle-même.
Le commissaire avait tenu parole. Il ne s'était pas passé une seule journée sans qu'elle ne prenne des nouvelles de la jeune fille. Elles se voyaient souvent. Miyuki Saito semblait l'avoir adoptée et apprécier sa compagnie.
Alors qu'elles avançaient lentement vers la petite maison blanche, elle sentit la petite brune se tendre et ralentir le pas.
Elle s'arrêta pour la détailler, inquiète. « Miyuki? »
« Vous restez avec moi, n'est-ce pas? » demanda la fille, les yeux recouverts d'un voile de peur et le visage blême.
Shizuru posa une main rassurante sur son épaule et reporta son regard vers la porte d'entrée, quelques mètres plus loin, qui les attendait, moqueuse. « Oui. »
Quelques secondes plus tard, l'oncle de la jeune fille les dépassait, visiblement mal à l'aise. « On y va? » demanda-t-il, pressé.
Shizuru sourit légèrement et pressa un instant l'épaule de sa protégée. « On y va. »
Une demi-heure plus tard, Shizuru observait distraitement les trois derniers membres de la famille Saito ranger méticuleusement dans des cartons bruns vêtements, babioles et couvertures. La chambre était petite. Les murs étaient bleu ciel, la couette du lit était bleu nuit.
Shizuru se souvenait de la couleur du pyjama dans lequel elle avait rencontré Miyuki pour la première fois. Avec le temps, la petite fille horrifiée avait laissé place à une adolescente mélancolique et le commissaire attendait avec impatience le jour où elle la verrait sourire à nouveau.
Car il viendrait, ce jour, n'est-ce pas? Elle se demandait parfois à quoi Miyuki Saito ressemblait avant. Avant.
John Smith savait se servir d'un revolver. La mère de la jeune fille n'avait pas eu l'ombre d'une chance. Il tirait toujours avec une précision glaciale. Elle se demandait même s'il ne tirait pas mieux qu'elle. Mais non. C'était tout simplement impossible.
Elle décrocha un cadre dans lequel se trouvait une photo de famille souriante et le tendit à la tante pour que cette dernière la mette dans un carton. Avec les autres souvenirs. Ses yeux voyagèrent jusqu'à sa protégée, qui semblait se demander si récupérer la totalité de ses livres était nécessaire.
Ils auraient tout le temps de terminer de tout déménager plus tard. Ce qu'il restait serait vendu.
Du coin de l'œil, Shizuru vit l'oncle hésiter à lâcher une maquette de bateau dans le carton qu'il avait face à lui. Après quelques secondes, il haussa les épaules et rangea l'objet sans un mot.
Déjà, les yeux du commissaire regardaient ailleurs. Il ne s'agissait que d'un bateau. Un objet sans importance.
Elle reporta son attention sur son propre carton.
Elle avait déjà oublié le bateau.
Qui n'était qu'un détail insignifiant.
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Elle arrivait trop tard. Lorsqu'elle pénétra dans le parking souterrain, une armada de policiers sur ses talons, l'homme était déjà mort.
Il était deux heures trente du matin. Elle avait presque une demi-heure de retard.
Elle avait trouvé le bon endroit après trois essais, elle n'avait pas été assez rapide. Elle avait perdu, encore. Elle perdait toujours.
Elle l'observa, gisant paisiblement près de sa voiture, une balle délicatement logée dans le crâne. Déjà, elle voyait ses collègues s'agiter autour d'elle, appeler le légiste, préparer la scène pour sécuriser la zone.
Elle restait là, à le regarder lui. Soudain, alors qu'elle désespérait de trouver ce qu'elle cherchait, un éclat de rouge attira son regard.
L'homme avait les ongles vernis. Elle venait de trouver le premier d'une longue série de jalons.
Satisfaite, elle se détourna et quitta le parking sans un mot.
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« Shizuru! »
Le jeune commissaire sourit effrontément en voyant courir vers elle la collégienne qu'elle attendait depuis quelques minutes à l'entrée du campus en fleur.
Le mois de mai. La ville avait enfilé une robe de couleurs chaudes, la brise était douce. Les collégiens avaient délaissé leurs manteaux d'hiver depuis longtemps et leurs gilets avaient suivi peu de temps après. Les uniformes toujours impeccables, ils se promenaient tranquillement dans les jardins qui bordaient le collège privé où ils se trouvaient ou se dirigeaient avec bonne humeur jusqu'à la sortie.
La robe d'été mauve de Shizuru flottait doucement autour d'elle, ses cheveux s'étaient décoiffés à force de rester dos au vent, elle était bien. Comme elle était d'une nature patiente, elle ne fit pas un seul pas pour rejoindre Miyuki Saito, qui s'était arrêtée de courir et qui trottinait à présent vers elle avec empressement.
« Shizuru », répéta-t-elle en arrivant à la hauteur de la jeune femme avant de reprendre son souffle, les mains sur les genoux, « vous- », et de respirer encore une fois, « vous êtes venue. »
« Ara, je t'avais dit que je viendrais te chercher, non? » répliqua paisiblement l'autre en remettant sa coiffure en place. La petite brune lui fit un grand sourire en se redressant, l'uniforme tout aussi impeccable que si elle n'avait pas couru quelques secondes plus tôt.
Comme elle aimait ce sourire.
« Avec votre travail, je pensais que vous ne pourriez pas venir », dit-elle simplement.
Shizuru lui fit un clin d'œil et replaça son sac à main convenablement sur son épaule. « Je vais finir par penser que tu ne voulais pas me voir, toi. »
Miyuki ne répondit pas et empoigna son sac de cours en lui souriant. Elles commencèrent à marcher le long de la route bordée d'arbres fleuris en silence.
« Où est-ce qu'on va, alors? » demanda finalement la fille, plus curieuse que jamais.
« Ara, où est-ce que Miyuki veut aller? »
Les yeux de la brune scintillèrent. « Quoi? » s'exclama-t-elle en se retenant visiblement de sautiller sur place, « C'est moi qui choisis? »
« Oui, mais décide-toi vite avant que je ne change d'avis » répliqua le commissaire avec bonne humeur. Le soleil, elle aimait le soleil. Elle aimait le mois de mai. Elle aimait se promener. Miyuki pouvait bien l'emmener où elle le souhaitait, ça n'avait pas d'importance.
Strictement aucune.
Une voix excitée la tira de sa rêverie passagère. « On peut aller à la mer? »
Shizuru cligna des yeux. La mer telle qu'elle l'envisageait, sans cargos ni containers, ça n'était pas si proche.
Elle soupira, défaite. Sans un mot, elle tira de son sac à main ses clés de voiture et compta mentalement le nombre de litres d'essence qui lui restaient. La mer? Pourquoi pas. Elle entendit un cri de victoire à ses côtés et son sourire s'agrandit lorsque Miyuki recommença à courir vers la voiture stationnée un peu plus loin.
En route.
____________________ _____
Shizuru Fujino était stressée.
John Smith lui avait donné rendez-vous.
Oh non. Il ne lui avait pas envoyé un morceau de papier ou une lettre sur laquelle il était écrit « Rendez-vous sur les quais à minuit », non. Il ne lui avait pas non plus passé de coup de fil ni ne lui avait envoyé de mail. John Smith n'était pas de ceux qui parlaient franchement. Il ne lui avait pas dit « Demain, je tuerai un mendiant sur les rives du Sumida, arrête-moi si tu peux » et n'avait pas gribouillé son message sur un mur avec le sang de sa dernière victime.
Qu'on se le dise, John Smith avait un peu plus de classe que cela. Alors Shizuru Fujino était stressée, parce qu'elle savait qu'il y avait une chance, une infime chance. Une chance qu'elle se soit trompée. Que la victime ne soit pas sur les quais, qu'elle ait mal interprété les indices que l'homme qu'elle poursuivait se plaisait à lui envoyer de temps à autre.
L'énigme qu'il lui avait donnée cette fois-ci l'avait déconcertée. Du moins plus que d'habitude. Comme cette fois-là, il s'agissait d'eau. D'eau, et de bateaux. Tout la menait encore une fois au port. Mais elle savait se méfier. S'il avait encore changé les règles, alors il était capable de frapper dans un endroit qui n'avait rien à voir avec l'énigme en question. Ou presque. Il y avait toujours un lien, même infime.
Il lui laissait toujours ce petit détail qui suffisait à la faire culpabiliser lorsqu'elle se trompait. Pour qu'elle puisse se dire qu'elle aurait quand même eu une minuscule chance de trouver. C'était arrivé, plusieurs fois déjà. Qu'elle se trompe.
Ils jouaient tous les deux. Il faisait des jeux de pistes, il aimait ça. Elle, elle suivait la piste, récoltait les indices qu'il lui donnait au fur et à mesure. Cela pouvait être n'importe quoi. Elle ne serait pas étonnée un jour d'avoir à faire attention à la position d'une boite de conserve dans un rayon de supermarché. Au bout d'un moment arrivait la dernière indication. La dernière avant le meurtre. Celle qui donnait la localisation exacte de l'endroit où John frapperait. L'indice final pouvait être le troisième comme le quarante-deuxième. Il n'y avait pas de limite au nombre qu'il pouvait lui donner avant de tuer à nouveau.
Elle devait deviner lequel était le dernier. Les premières fois, elle passait complètement à côté. Mais elle avait appris à regarder. À savoir.
Cet indice. Celui qui était toujours biaisé. Pour être certain qu'elle ne trouverait pas. Il était fou, mais il tenait à sa tête.
Alors oui, Shizuru était anxieuse car ce soir, c'était le soir. Des policiers étaient stationnés sur les quais, mais la plupart étaient disséminés un peu partout. Au cas où. Parce qu'elle savait qu'il n'y avait aucune chance, finalement, pour que John Smith soit sur le port cette nuit.
Le dernier indice le lui disait. Le port, le port. Mais elle savait qu'il n'y était pas. Elle avait beau avoir passé la dernière semaine à chercher avant de trouver cette solution, elle estimait que ce serait trop facile de se rejoindre au port.
Et même pas amusant. John aimait ce qui était amusant. Quand bien même cela ne l'était que pour lui.
Elle était donc encore au commissariat. Elle attendait. Elle continuait de réfléchir. De chercher. Cette histoire de bateau était ennuyeuse. Elle suggérait qu'il voulait agir sur un navire, un cargo peut-être. C'était la réponse logique. Celle que Shizuru ne voulait pas avoir.
De la logique, elle en avait trop et elle le savait. Il ne fallait pas raisonner de cette façon pour trouver l'endroit où John avait décidé de se promener.
Elle cherchait, encore et encore, dans sa mémoire, un endroit, un objet, n'importe quoi, quelque chose qu'elle avait vu ou entendu récemment et qui avait un quelconque rapport avec le mot bateau.
Elle ne trouvait pas.
Elle sentait qu'une fois encore, quelque chose d'important lui échappait.
Alors, elle continuait, inlassablement, de refaire toute la piste depuis le début, depuis les ongles vernis. Même si elle s'écroulait à moitié sur son bureau, éreintée.
Que voulait-il lui dire, cette fois-ci?
____________________ _____
Elle avait trouvé.
Elle avait trouvé, elle avait trouvé.
Kami, songea-t-elle, seule dans la pénombre, Kami, pourquoi je n'ai pas trouvé plus tôt?
Elle venait d'enfoncer une porte. Au loin, très loin, elle croyait déjà entendre les sirènes des renforts qu'elle avait appelés quelques minutes auparavant alors qu'elle s'engouffrait dans sa voiture avec frénésie.
Il ne s'agissait pas du port. Il n'en avait jamais été question. Elle comprenait à présent pourquoi elle avait toujours été incapable de terminer les jeux de John avec succès. Elle n'avait jamais songé, jamais, qu'il se contentait de revisiter ce qu'elle vivait chaque jour.
Il ne faisait que lui proposer un autre regard. Sur sa propre vie. Il la suivait. Il l'épiait. Il enregistrait ses moindres faits et gestes et s'en servait contre elle.
Car Miyuki aimait la mer, n'est-ce pas? Mais qui d'autre qu'elle aurait pu le savoir? Les avait-il suivies ce jour-là aussi?
La villa était plongée dans le noir. Les Saito étaient absents, le bâtiment était vide. Ils étaient partis en début de soirée visiter des amis, elle avait demandé à deux de ses hommes de les escorter jusqu'au commissariat. Directement. Elle ne voulait pas qu'ils reviennent chez eux.
Il était peut-être là. Il les attendait sûrement.
Le souffle court, Shizuru reprit sa respiration avec peine, l'épaule en feu. Arme au poing, elle se précipita dans les escaliers pour monter. Pourvu qu'elle se trompe. Elle le voulait vraiment. Qu'elle ait encore une fois mal interprété les indices, qu'elle se soit à nouveau égarée sur la piste. Elle voulait perdre, juste pour cette fois.
Elle voulait traverser le palier en courant, pousser la porte de la chambre bleue et découvrir la maquette du navire tranquillement posée sur la table de chevet, là où était sa place. Elle voulait la toucher, la prendre dans ses mains et soupirer de soulagement en découvrant qu'elle avait manqué un indice et qu'elle ne sauverait personne ce soir, comme d'habitude.
Ses bottes claquèrent contre le bois des marches, elle se hissa en quelques secondes sur le palier et courut jusqu'au fond du couloir en laissant derrière elle les autres chambres et la salle de bain.
La porte bleue s'ouvrit avec fracas et elle pointa son arme vers l'intérieur de la pièce dans laquelle elle venait d'entrer.
Il n'y avait personne.
Dans l'obscurité, elle relâcha sa respiration, contrôlée, le pistolet toujours levé devant elle. La chambre bleue était vide. Paisible. Le lit était encore fait, l'uniforme de Miyuki était posé sur une chaise un peu plus loin. Il l'attendait.
Il n'y avait aucun mouvement, elle était seule. Pas de bruit, pas de respiration. Rien que le silence.
Et les sirènes au loin. Qui approchaient.
Ses mains tremblaient pourtant. Elle avait du mal à respirer et devait se forcer à garder son calme. La panique la gagnait peu à peu. Est-ce qu'elle avait perdu une nouvelle fois? Elle se dégouta d'espérer que oui.
La table de chevet.
Le regard alerte de Shizuru se posa sur le petit bateau de bois peint qui se trouvait à côté du réveil. Elle avança vers lui avec prudence, tendue comme un arc et prête à bondir au moindre bruit.
Calme-toi, se morigéna-t-elle en soufflant bruyamment, les Saito sont en sécurité.
Ils l'étaient. Mais où était John?
Alors qu'elle s'apprêtait à poser sa main sur la maquette, son téléphone se mit à sonner, la faisant sursauter et se plaquer contre le mur le plus proche par instinct. Elle soupira. Il n'y avait pas de danger.
« Fujino » murmura-t-elle d'une voix enrouée après avoir décroché, le dos toujours contre le mur.
« Shizuru! » s'écria Takeda à l'autre bout du fil, « où es-tu? »
Shizuru fronça les sourcils. « Chez les Saito, je- »
Elle fut interrompue par un cri de soulagement. « Dieu soit loué! Comment va la petite? »
Le cœur de la jeune femme manqua un battement. La petite? Elle était avec ses tuteurs! Elle sentit les cheveux à l'arrière de sa nuque se hérisser un à un et se décolla du mur pour se précipiter dans le couloir. « Takeda, dis-moi que les Saito sont arrivés, » supplia-t-elle en s'engouffrant dans une première chambre.
Vide.
La réponse de son mentor lui glaça le sang. « Ils sont arrivés, Shizuru, mais Miyuki était restée chez- ». Le téléphone du commissaire tomba sur le sol.
Miyuki était restée, Miyuki était restée. Elle était dans la maison, dans la maison, mais où était-elle?
Elle se précipita vers l'avant, livide. Une autre porte vola. Une autre chambre.
Vide, vide!
Les sirènes étaient si proches! Elles étaient arrivées, déjà! Elle voyait les lumières bleutées des gyrophares traverser les fenêtres et se refléter sur les murs par intermittence.
Le vacarme était insupportable.
Shizuru s'élança vers la dernière porte de l'étage. La salle de bain.
L'eau, la mer, les bateaux. La salle de bain.
Elle crut perdre pieds lorsque la porte refusa de s'ouvrir. S'acharna contre la poignée. La panique acheva de la saisir et ses gestes devinrent incontrôlables et chaotiques. Elle poussa encore. La porte ne bougea pas. Avant de comprendre.
Elle tira sèchement la poignée vers elle.
La porte s'ouvrit.
La salle de bain était vide. Vide.
Où était-elle? Où était-elle?
Elle s'entendait murmurer inlassablement alors que ses yeux voyageaient frénétiquement à l'intérieur de la pièce.
L'eau, la mer, les bateaux. L'eau, la mer, les bateaux. L'eau, la salle de bain, les bateaux. L'eau, la salle de bain-
La baignoire. La baignoire, la baignoire.
Les rideaux étaient tirés, parsemés de bateaux et de poissons bleus qui voguaient paisiblement sur des vagues artificielles. Shizuru l'arracha presque, horrifiée.
Elle lâcha son arme, mortifiée.
Il y avait des pétales de roses à la surface de l'eau. L'indice. Qui se perdaient dans une mer de cheveux noirs.
Une seconde et c'était tout. Un regard et tout était brisé. Un battement de cil, c'était la fin du monde.
Elle eut la sensation insupportable d'avoir tout perdu.
Déjà, des pas précipités dans les escaliers, des cris d'impatience. Ils la cherchaient.
Shizuru se recroquevilla contre la baignoire en pleurant de douleur.
____________________ _____
Toute à ses sombres pensées, Shizuru acheva de boire le thé que Mai lui avait apporté quelques minutes plus tôt en guise de petit-déjeuner. Rose et gingembre. Elle se voyait encore hurler « Je le tuerai, je le tuerai! Je te tuerai, John! » en s'accrochant au rebord de la baignoire alors que plusieurs hommes tentaient de la faire sortir de la pièce. C'était un pénible souvenir, elle peinait encore à comprendre ce qu’il s'était réellement passé ce soir-là. Elle ne se rappelait que d'images et de sons chaotiques qui l'empêchaient de dormir.
La nostalgie qui l'avait étreinte lorsqu'elle avait rencontré Alyssa ne l'avait toujours pas quittée.
En reposant délicatement sa tasse sur la petite assiette blanche décorée de lotus bleus prévue à cet effet, elle se surprit à formuler une promesse qu'elle pensait avoir oubliée depuis longtemps.
Elle veillerait. Où qu'elle aille, quoi qu'elle fasse.
La jeune femme contempla un instant la ligne noire qui faisait le tour de son poignet. Mélancolique. Est-ce qu'il lui faudrait s'en tatouer une autre, un jour?
Non, décida-t-elle en se levant et en récupérant son écharpe. Cette fois-ci, elle ne faillirait pas.
Elle le promettait. |
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Briseglace Otome Corail
Inscrit le: 21 Mar 2009 Messages: 164 Localisation: Sur le toit.
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Posté le: Mer Oct 13, 2010 10:15 pm Sujet du message: |
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Yoh . Nouveau chapitre, yeah! Miya, forgive me, je l'ai posté sans te l'avoir envoyé mais hum, je me suis laissée dire que tu avais peut-être envie de faire autre chose de ton temps libre pour le moment ^^.
Bonne lecture!
(Poster ici, c'est presque devenu symbolique, maintenant que j'y pense)
Le Rendez-vous des Princes
Chapitre 6
Les ruelles enneigées d'Osomura étaient aussi vides le jour qu'au milieu de la nuit. C'était une véritable chance. Car si un badaud avait eu l'idée de se promener dans le village à cette heure de la journée, il aurait peut-être eu l'occasion d'observer un curieux spectacle. Shizuru préféra ne pas y penser.
Littéralement pendue par les bras à la fenêtre du bureau de Shiro Yumemiya, le commissaire tentait d'évaluer la distance qu'il lui restait à franchir pour atterrir sur le sol sans se casser quelque chose. Elle estimait qu'il ne devait y avoir entre ses talons et la terre gelée que trois mètres. Environ.
L'une de ses mains lâcha prise et son profil se retrouva face au mur. Elle prit une grande inspiration et se laissa souplement retomber sur le sol, son manteau pourpre voltigeant au dessus d'elle comme la cape de l'un de ces héros de comics américains. Une roulade, un peu de tension dans les jambes, comme une décharge électrique, et c'était tout. Elle se releva sans même y penser et se retourna vers la fenêtre de laquelle elle venait de sauter en époussetant le velours de ses manches.
Formation militaire. Rien ne pouvait l'arrêter, ou presque. Pas une fenêtre au premier étage en tout cas.
Elle sortit un calepin et un crayon de sa poche et fit un rapide croquis des lieux. Il n'y avait pas d'empreintes sur le sol. À part les siennes. Elle fronça les sourcils en tapotant distraitement son calepin. Ce n'était pas sensé se passer de cette façon. Un homme qui marchait dans la neige laissait des traces. Pas nécessairement des empreintes cela dit. Elle regarda le sol avec attention. S'il n'y avait pas d'empreinte, elle trouverait autre chose. Mais c'était tout de même curieux. Son regard se décala vers la droite.
La neige avait été balayée avec empressement au coin de la mansion. Elle sourit.
C'était là qu'il était descendu. Oh non, il n'avait pas atterri. Il fallait être fou ou être soldat pour parvenir à se jeter du premier étage d'un tel bâtiment sans prendre le temps de calculer ses chances. Et dans la précipitation, il n'avait certainement pas eu la possibilité de prendre son temps comme elle venait de le faire. Shizuru fit quelques pas avant de s'accroupir en face de la zone litigieuse. Elle commençait à comprendre que la personne qu'elle recherchait était d'une nature prudente. Elle faisait du repérage, prenait la peine de crever les pneus d'une voiture pour être certaine que rien ne viendrait perturber ses petits jeux, et balayait la neige derrière elle alors qu'elle savait être poursuivie.
Seulement, un individu prudent n'escaladerait pas un mur de pierres gelé pour le plaisir d'entrer par une fenêtre, au premier étage qui plus est. Non, songea Shizuru en souriant lorsqu'elle trouva ce qu'elle cherchait, il voulait entrer dans cette pièce-là, il est venu y chercher quelque chose, quelque chose que je ne suis pas encore en mesure de trouver.
Mais ce jour viendrait, et alors ce triste Sir aurait du soucis à se faire.
Elle se redressa et regarda autour d'elle pour s'assurer d'être seule avant de s'élancer et de sauter par dessus la haie du jardin où elle se trouvait. Lui, remarqua-t-elle, était si prudent que même dans la panique il avait longé le mur et avait enjambé la barrière avec toutes les précautions du monde. Elle n'avait aucun moyen de le prouver, mais elle savait ne pas se tromper.
Là, tranquillement adossée contre le mur de la maison des Yumemiya, une échelle l'accueillit, goguenarde. Elle fit un sourire cynique. Sans doute était-il trop prudent pour courir dans le village avec une échelle sous le bras...
Elle entreprit de revenir au Souffle de Kagutsuchi en marchant tranquillement, les yeux vifs dardant sur les côtés à chaque seconde dans l'espoir un peu fou de percevoir une ombre. Elle aimait penser qu'un jour, l'une de ses enquêtes s'achèverait ainsi, par le biais d'une monumentale erreur de la part du tueur, l'une de ces étourderies qui étaient un petit peu comme un cadeau de Noël et qui donnaient au hasard un peu plus de saveur.
Mais de toute évidence, ce ne serait pas celle-ci. Sa main se posa sur son colt. Elle était curieuse de savoir comment, alors que les Yumemiya n'ouvraient plus à personne depuis son arrivée, la fenêtre de Shiro s'était retrouvée ouverte au beau milieu de l'hiver.
Ses pensées se perdirent. Elle se retourna brusquement et pointa son arme vers la personne qui la suivait depuis quelques minutes. Elle cligna des yeux.
Il n'y avait personne.
Elle rengaina et reprit sa route, la main toujours à proximité de son arme de service. Contrairement à lui, elle n'était pas prudente. Elle n'était donc pas excessivement paranoïaque comme pouvait parfois l'être Haruka. Elle doutait sincèrement avoir simplement rêvé les pas qui résonnaient derrière elle il y avait encore quelques instants mais qui à présent s'étaient tus. Elle avait senti le danger venir, mais déjà le souvenir de cette étrange sensation se perdait dans les limbes.
Son malaise fut dissipé par la sonnerie de son téléphone portable, qui résonna dans la rue et accentua, si c'était encore possible, la tristesse de l'endroit où elle errait.
Un rictus effrayant se peignit sur son visage lorsqu'elle vit le nom de son interlocuteur.
We all live in a yellow submarine, yellow submarine, yellow sub-
Elle décrocha, plus vive que jamais. « Ara! » s'exclama-t-elle avec un accent forcé, « Takeda, quelle excellente surprise! »
Elle entendit un petit rire. « Bonjour Shizuru. Je te dérange? »
« Absolument pas. »
« Comment ça se passe à Osomura? »
« Tout va très bien, je suis absolument enchantée! » Elle fit mine de s'extasier en désignant les maisons qui l'entouraient d'un revers de la main. « Osomura est un charmant petit village très accueillant, et les gens d'ici sont si gentils! » Elle se ménagea une pause faussement pensive avant de conclure. « C'est très paisible, vous devriez venir en vacances. »
Takeda grommela. « Quelque chose me dit que ma charmante subordonnée m'en veut. »
Un sourire sinistre s'accrocha à ses lèvres. « Quelle idée, Takeda, vraiment. »
« C'est toi qui a choisi, je te signale. »
« Vous m'avez manipulée, avec votre petit numéro de Monsieur Mystère. On ne m'y reprendra plus. »
« Moi, te manipuler, toi? » s'insurgea-t-il, visiblement blessé par sa remarque impertinente, « Alors ça c'est la meilleure. Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre. »
Elle fit mine de soupirer. « C'est ça, faites comme si vous n'y étiez pour rien. » Au fond, elle ne s'amusait pas tellement. Takeda Masashi n'avait pas pour habitude de l'appeler sans avoir quelque chose à lui demander ou des informations importantes à lui délivrer. Elle se demandait ce qui avait bien pu le pousser à lui passer un coup de fil cette fois, et la seule raison qu'elle devinait ne l'enchantait guère.
« Tu es déçue par le petit vampire? »
« Non. »
Takeda parut s'étonner de cette réponse. « Non? »
« Non », répéta-t-elle simplement. Elle n'était pas déçue. Elle était venue pour un mystère et elle l'avait à présent face à elle. Et le challenge était de taille.
Il y eut un raclement de gorge embarrassé. Le vieux lion semblait avoir du mal à lui demander ce qui était pourtant l'objet de son appel. C'était inhabituel. Shizuru avait toujours vu Takeda comme une sorte de roc inébranlable, toujours prêt à prendre les décisions qu'il fallait sans la moindre hésitation. Même les plus difficiles.
Cela, elle le savait. Elle l'avait vu prendre en main la situation après l'achèvement pour le moins misérable de l'affaire John Smith et s'il ne l'avait pas fait, Shizuru, elle, aurait été incapable ne serait-ce que de tenter de sauver ce qui pouvait l'être. Un autre raclement de gorge la tira de ses pensées.
« Et hum, tu... tu penses l'attraper dans combien de temps, environ? »
Elle cligna des yeux. Les enquêtes étaient-elles devenues des contrats à durée déterminée? Mais qu'est-ce que c'était que cette question stupide?
« Je ne sais pas », répondit-elle. Et que pouvait-elle répondre de plus? Takeda était-si embarrassé de lui demander de rentrer à Tokyo qu'il ne pouvait s'empêcher de bafouiller des interrogations dénuées de sens?
Il s'étrangla. « Tu ne sais pas? »
Évidemment qu'elle ne savait pas. Ce n'était pas parce que son manteau voltigeait comme la cape d'un super-héros qu'elle en était un. Elle se décida à lui lancer une perche. « Pourquoi vous m'appelez, Takeda? Il y a un problème? »
Et bien sûr qu'il y en avait un. Nul doute qu'ils n'arrivaient pas à se dépêtrer de cet espèce de boucher-peintre et qu'ils voulaient la rapatrier à la maison vite fait bien fait. Elle attendit la réponse en refaisant le pli de son manteau, qui étaient un peu trop indisciplinés à son goût.
Il y eut un soupir de résignation à l'autre bout du fil. « Ils n'y arriveront pas, Shizuru. »
On dirait bien qu'elle avait vu juste. Elle sourit victorieusement à la façade grisonnante d'une maison, seule dans la rue, réconfortée. La victoire fut cependant de très courte durée. Elle expira bruyamment en repoussant une mèche de cheveux châtain clair. « Il a tué quelqu'un d'autre. »
« Trois autres », corrigea-t-il. « Ils ne savent pas comment s'y prendre, ils sont complètement dépassés par ce qui se passe ici. À cette allure nous courons à la catastrophe. »
Elle commença à faire des dessins dans la neige avec le bout de sa botte. « Changez d'équipe », proposa-t-elle. Du moment que je n'en fasse pas partie, se rectifia-t-elle.
« C'est ce que je fais », répondit-il avec cette fois-ci son assurance habituelle. Celle qui imposait le respect. Celle avec laquelle il ordonnait ses troupes. Mais elle, Shizuru Fujino, ne faisait plus partie de sa petite armée. Plus maintenant. Et elle avait beau aimer Takeda comme un père et le respecter plus que tout, cette liberté qu'elle possédait à présent, elle ne voulait pas la rendre.
La décision fut donc prise avant même que son mentor ait pu formuler correctement son offre. Elle resterait dans ce village, et elle achèverait cette enquête. Pour un millier de bonnes raisons et aucune à la fois.
Sa botte continua de dessiner maladroitement l'ébauche d'un sourire dans la poudreuse. « Takeda », souffla-t-elle.
« Oui? »
Elle inspira profondément avant de se jeter à l'eau. « Vous n'êtes pas en train de me demander de venir m'en occuper, n'est-ce pas? »
Avait-elle fait le bon choix, pourtant? N'était-il pas plus simple, plus sûr, plus gratifiant de revenir à Tokyo mener une enquête qui la hisserait peut-être à l'un des sommets de la hiérarchie? N'était-ce pas là le but de toute sa carrière, n'avait-elle pas passé sa vie à espérer monter plus haut que quiconque à ce sommet afin de pouvoir commencer à bâtir son véritable rêve?
« Nous avons besoin de toi, Shizuru. »
Oui, ils avaient besoin d'elle, et si elle répondait à cet appel, elle gagnerait l'admiration de la plupart de ses collègues, le respect d'un certain nombre d'autres et l'estime de quelques-uns d'entre-eux. Ces quelques-uns qui pouvaient la faire monter très haut, suffisamment haut pour qu'elle puisse commencer à faire le ménage dans cette montagne de corruption qu'était devenue leur institution.
Car c'était là son véritable ennemi, n'est-ce pas? La corruption était la seule chose qu'elle souhaitait détruire, ceux qu'elle écrasait sur son chemin n'étaient que des victimes collatérales sacrifiées pour le bien commun.
Il fallait pour commencer à apercevoir ce rêve répondre à Takeda, lui dire qu'elle viendrait, qu'elle ferait son possible et que tout irait bien.
Pourtant elle ne souhaitait pas partir. Pas encore, parce que ce n'était pas juste, parce que laisser Osomura seul et accepter de l'abandonner pour chercher à être reconnue ailleurs était l'illustration même de ce qu'elle souhaitait combattre.
Tant pis pour la police des polices, elle l'attendrait bien quelques mois de plus.
Lorsqu'elle répondit, sa voix était claire et sans appel. « Osomura aussi a besoin de moi. »
Takeda insista: « Tu détestes Osomura, je suis sûr que tu ne rêves que de repartir. » Elle contempla son œuvre en silence, la conversation étant close. Lorsqu'il comprit qu'elle ne répondrait pas, il reprit. Impatient de prouver ses raisons, de la persuader de changer d'avis. « Écoute, il y a des millions de personnes à Tokyo qui sont susceptibles d'être les prochaines victimes de ce taré, nos équipes sont impuissantes, Chie Harada publie des articles assassins dans le journal et nous n'arrivons pas à nous en dépêtrer, c'est ta ville, tout le monde te sera reconnaissant si tu reviens t'occuper de cette affaire maintenant. »
Tout le monde lui serait reconnaissant, sauf peut-être les quelques morts qu'elle laissait derrière elle. Et elle-même, qui supportait déjà mal la vue de son reflet, ne se pardonnerait sans doute jamais cet écart. « Takeda... »
« Il n'y a rien pour toi à Osomura, Shizuru », persista-t-il. « Tu n'aimes pas les gens qui vivent ici et ils te le rendent très bien, personne ne viendra te remercier si tu arrêtes ce vampire, et il y a de fortes chances qu'il n'y ait plus de nouvelle victime. Je dois te demander de revenir. »
« Il y en aura d'autres. » Que pouvait-il en savoir? Ce n'était pas lui qui avait affaire à des cadavres d'animaux qui criaient au monde entier l'imminence d'un nouveau drame.
« Pardon? »
« Il y en aura d'autres, Takeda », affirma-t-elle une seconde fois d'une voix blanche, « beaucoup d'autres, vous n'avez aucune idée de ce qu'il se passe ici. »
Pouvait-elle lui dire que, si elle ne l'envisageait toujours pas comme une possibilité, le fait que les habitants du village pensaient qu'un véritable vampire était dans les parages lui semblait désormais compréhensible?
« Shizuru tu- »
« Je vais rester ici. » Et c'était tout. « J'ai commencé cette affaire, je la finirai. Que cela vous plaise ou non. »
Elle entendit un soupir contrit avant que la voix caverneuse de Takeda ne résonne, dénuée de toute émotion. « C'est un ordre », lâcha-t-il.
Shizuru faillit éclater de rire. Elle se contenta d'un sourire bravache. Avant de tourner sur elle-même en exerçant un pas de danse.
« Vous n'êtes plus mon supérieur », chantonna-t-elle, « vous ne pouvez pas me donner un tel ordre. »
C'était cela, la liberté. C'était n'avoir de compte à rendre à personne, c'était décider par soi-même sans être un simple pion que les plus puissant bougeaient à leur guise sur un échiquier truqué. Shizuru avait conscience à présent de sa propre marginalité. Elle venait de s'expulser de l'échiquier sans l'aide de personne là où les pions sont généralement sacrifiés contre leur gré.
Elle en avait le pouvoir. Elle en avait le droit. Même son ancien mentor était désormais impuissant, elle était intouchable depuis sa position. C'était comme cela depuis que Takeda avait quitté son poste pour un autre et qu'elle avait hérité du siège qu'il avait laissé derrière lui, quelques mois plus tôt.
Takeda cessa de se débattre. Nul doute qu'il avait oublié que sa petite protégée ne l'était plus vraiment et était bien plus puissante qu'il ne l'avait envisagé. Elle ne le blâmait pas. Elle ne pourrait jamais le blâmer. Si Osomura n'avait pas été si important à ses yeux, elle serait repartie immédiatement sans rien lui demander tant elle l'admirait.
« Pourquoi rester? » souffla-t-il, visiblement médusé. « Qu'est-ce qu'il y a de plus important que la vie de Tokyoïtes? »
« Jusqu'à preuve du contraire, la vie a la même valeur partout, non? » Elle soupira avant de lâcher: « J'ai fait une promesse. »
Le vieux lion marmonna. « À qui? »
Shizuru songea à Alyssa, puis elle vit le visage serein de sa meilleure amie, Haruka. « À moi-même », répondit-elle. « Je dois rester ici. Vous m'avez vous-même dit un jour qu'il fallait connaître ses priorités. J'ai choisi de protéger ce village et les gens qui y vivent. Voilà ma priorité. »
Elle ne savait pas où la mènerait cette décision, sa décision. Elle était juste certaine d'une chose. À chaque jour qui passait, elle doutait de plus en plus de sa capacité à arrêter ce qui sévissait dans les parages. Et cela, elle ne pouvait l'accepter, parce qu'elle refusait de connaître la défaite et que s'enfuir était le meilleur moyen de le faire.
« Mais... »
Elle le coupa avec douceur en regardant un corbeau se poser sur le toit d'une maison. « Il existe beaucoup de commissaires compétents, ne faites pas comme si j'étais la seule à pouvoir mener cette enquête. »
Elle avait compris le message.
Takeda devait se sentir mal d'avoir à lui forcer la main, et pourtant il persévérait. Les hautes sphères devaient s'en être mêlées, réalisa-t-elle. Il devait y avoir des obstacles placés sur le chemin de la vérité que Takeda lui-même était incapable de détruire et s'il voulait absolument qu'elle revienne, c'était parce qu'il la savait capable de transgresser toutes les règles sans aucun état d'âme. Sa position, à lui, l'en empêchait. Tout ça sentait mauvais.
Quelqu'un de haut placé devait chercher à noyer l'affaire. Le meurtrier était protégé. Il fallait agir sans avoir peur de se mettre en danger.
Takeda rebondit sur ce qu'elle venait d'affirmer, comme si elle avait prononcé les mots magiques permettant d'exaucer un vœu. « Qui me conseillerais-tu? »
Elle sourit. Elle avait bien en tête quelqu'un capable de faire trembler un petit peu les fondations de la police judiciaire japonaise. « Minagi. »
Il y eut un silence. « D'accord », finit par souffler Takeda d'une voix lasse, « tu n'as pas quelqu'un d'autre à proposer? »
Shizuru éclata de rire. Le corbeau s'envola en coassant de mauvaise humeur. « J'ai déjà travaillé avec Mikoto Minagi. S'il y a une personne capable de, hum, disons gérer ta petite affaire, c'est elle. »
Mikoto Minagi était un commissaire chargé d'une lourde réputation de trublion. Elle devait avoir le même âge que Takeda, et si elle n'était pas plus douée qu'un autre dans ses fonctions, elle avait aux yeux de Shizuru deux qualités inestimables. La première, c'était qu'elle avait la fâcheuse habitude d'agir comme si elle était le maitre du monde et que personne ne pouvait l'empêcher de faire ce qu'elle voulait. La seconde, c'était qu'elle était incorruptible et qu'à ce titre, son mépris pour la hiérarchie devenait très dangereux. Elle avait donc rapidement été mutée très loin de Tokyo, là où elle ne dérangerait plus personne.
Shizuru l'avait connue alors qu'elle était encore au service des stupéfiants et qu'elle avait eu à partager ses informations pour démanteler un réseau. Les deux femmes s'entendaient évidemment à merveille. Si Takeda avait les détenteurs du pouvoir contre lui, c'était de Mikoto Minagi qu'il avait besoin. Elle se ferait un plaisir d'aller piétiner un peu tout ça.
Elle revint au moment présent lorsque Takeda se lamenta à l'autre bout du fil. « Chie Harada va se déchaîner », constata-t-il, misérable.
« Peut-être, mais il vaut mieux une mauvaise publicité que des entassements de cadavres. »
« Shizuru? »
« Oui? »
« Merci. »
____________________ _____
« Vous avez un problème. »
« Ara, vous trouvez? Je pensais pourtant que ce serait une bonne idée de se voir dans un endroit tranquille. » Natsuki Kuga se tortilla dans son fauteuil en regardant autour d'elle, mal-à-l'aise. Confortablement installée dans le canapé d'en face, Shizuru jouait avec son crayon en relisant ses notes. Elles étaient assises dans le salon depuis quelques minutes, et la jeune femme n'avait pas cessé de lui jeter des regards suspicieux avant d'oser affirmer sa désapprobation quant au lieu de rendez-vous que le commissaire avait fixé.
Shizuru jeta un œil sur son calepin. Natsuki Kuga avait vingt-trois ans. Elle était née en Allemagne d'une mère japonaise, Saeko, et d'un père allemand dont Natsuki ignorait jusqu'au prénom. Sa mère l'avait donc élevée seule jusqu'à ses dix ans, où elle s'était retrouvée en pensionnat jusqu'à atteindre l'âge légal de la majorité. Juste comme Shizuru l'avait prédit, elle n'avait pas fait d'étude. Elle avait enchaîné un nombre impressionnant de contrats de travail sans grand intérêt, de livreuse de pizza à caissière en supermarché, avant de quitter l'Allemagne pour le Japon, quelques mois plus tôt. Quelques secondes auparavant, alors que l'officier s'apprêtait à poser une nouvelle question, Natsuki avait lâché un grognement offensé et une remarque acerbe.
Shizuru sourit effrontément à son interlocutrice quand cette dernière lui lança un regard noir. Elle jeta un regard circulaire à son tour et son visage se fit plus neutre.
La maison des Wang était grisonnante. De longs voiles ivoires avaient été déposés sur le mobilier, la poussière envahissait déjà le parquet. La lumière qui traversait les fenêtres du salon était pâle, les particules flottant dans la pièce brillaient.
Elle voulut soupirer. Elle ne le fit pas.
Natsuki répondit avec un dégout mal dissimulé. « Comment pouvez-vous être à l'aise dans un endroit pareil? »
Le commissaire fit mine de réfléchir avant de hausser les épaules avec un sourire. « Les risques du métier. »
« Vous- »
Shizuru l'interrompit en pointant son crayon sur elle. « Vous avez été mise en pension très jeune. Pourquoi votre mère vous a-t-elle placée si vite? » Le visage de Natsuki se ferma. La jeune commissaire se dépêcha de poursuivre en faisant comme si elle n'avait rien remarqué. Mais elle ne s'y trompa pas. « Je sais qu'élever un enfant seule devait être difficile, mais vous m'avez dit qu'elle travaillait dans un laboratoire de recherches. Elle pouvait vous mettre dans n'importe quelle école, non? Pourquoi le pensionnat? »
Elle vit la jeune femme serrer les dents. « Ça ne vous regarde pas. »
« Je suis désolée, Natsuki, mais tout me regarde », répondit-elle avec un peu plus de douceur dans les yeux. Elles se regardèrent un moment. Natsuki croisa les bras et s'enfonça dans le dossier de son fauteuil avec mauvaise humeur.
« Ma mère ne m'aurait jamais laissée là-bas. »
Shizuru cligna des yeux. « Votre père? »
« Je n'ai pas de père. »
Les deux femmes échangèrent un regard. Un escadron d'anges passa avant que Shizuru ne se décide à lui répondre. Elle ne put que murmurer. « Elle est morte, n'est-ce pas? »
La brune pâlit. Elle baissa les yeux lorsqu'elle croisa le regard perçant de la femme qui l'interrogeait. Shizuru se mordit la lèvre alors que le silence se faisait plus pesant que jamais. Elle avait déjà croisé le chemin de ces enfants marqués par la vie. Ceux qui, même après des années de reconstruction, portaient toujours dans les yeux l'étincelle d'une enfance arrachée avant l'heure. Miyuki aussi avait eu cette étincelle, ces ombres dansantes au fond du regard qui criaient au monde entier son histoire et lui montraient les cicatrices qu'elle avait laissé derrière elle. Le regard de Natsuki était franc et sincère, Shizuru y avait tout de suite vu les charbons ardents qui y brûlaient mais n'avait pas compris leur signification jusqu'à présent.
Car il y avait une infinité de façons de mourir, et que seules quelques-unes d'entre elles laissaient derrière elles des étincelles aussi brûlantes. Alors Shizuru avala sa salive, contempla avec des yeux nouveaux la femme brune qui avait relevé la tête et qui se tenait à présent fièrement devant elle, et posa la question qui enflammait ses lèvres. « Que s'est-il passé? »
Natsuki fit un geste brusque de la main, comme pour chasser une mouche. « Je suis rentrée chez moi de l'école et elle n'était pas là. »
Shizuru fronça les sourcils. « Elle n'était pas là? »
« Non. »
« Elle vous a abandonnée? »
« Non. »
« Mais alors- »
« Son sang tapissait les murs, les meubles, les livres, le canapé. »
Elle faillit s'étrangler avec ses mots. Le trappeur la regardait, le visage impassible. Si ses paroles n'avaient pas été aussi amères, Shizuru aurait presque pu penser qu'elle se fichait complètement de ce qu'elle lui racontait. Elle plissa les yeux. « L'enquête? » demanda-t-elle simplement.
Natsuki s'ébroua. « Rien. On ne l'a pas retrouvée. Mais il y avait trop de sang, elle n'a pas pu survivre. »
Elle soupira. Le canapé dans lequel elle était installée ne lui semblait plus si avenant, la pièce dans laquelle elles se trouvaient n'était plus si paisible, la lumière n'était plus si brillante. « Je suis désolée. » Elle faillit sursauter en entendant l'autre femme laisser s'échapper un rire sans joie.
Elle repoussa sa chevelure noire derrière son épaule, ironique. Sa voix rauque emplit toute la pièce. « Je ne crois pas que vous en soyez encore capable, commissaire. »
Shizuru se ferma. La compassion n'avait jamais été son truc, de toute façon. « Ara, et pourquoi donc? » rétorqua-t-elle avec un sourire un brin moqueur. Une lueur de défi s'alluma dans le regard de la brune, qui émit un son à mi-chemin entre le feulement et un grondement sourd. La jeune commissaire eut du mal à cacher sa fascination face à un tel spectacle.
« Vous voyez la mort partout, vous ne savez même plus ce que ça veut dire. »
C'était officiellement la guerre.
Si elles étaient deux samouraïs, nul doute que les katanas seraient déjà dégainés à présent. Au lieu de cela, Shizuru se redressa, un sourire amusé sur les lèvres. « Au contraire, nous- » Natsuki l'interrompit en poursuivant, comme si elle ne l'avait pas entendue. « Parfois même, vous la donnez. »
C'était un coup bas.
Elle perdit son sourire et pâlit. Elle pria silencieusement pour que son interlocutrice ne remarque pas sa perte momentanée de contrôle, mais déjanta très vite.
Silence de mort.
Natsuki Kuga passa par toutes les émotions possibles en quelques secondes. Avec un frémissement, Shizuru vit la surprise, l'étonnement, la compréhension puis l'horreur se peindre sur le visage de la brune. Cette dernière tenta d'ouvrir la bouche plusieurs fois avant de la refermer pour de bon, visiblement incapable de formuler une phrase cohérente.
Shizuru croisa les bras et les jambes en la regardant faire. Pour s'empêcher de montrer son anxiété, elle serra ses bras avec force. Elle savait ce qui allait suivre. Elle avait déjà vu dans le regard de Takeda cette même émotion, une nuit.
Natsuki s'ébroua une nouvelle fois avant de tiquer. « Combien de fois... » commença-t-elle avant de s'interrompre. Shizuru releva un sourcil. « Combien de fois vous avez... tiré? »
Les yeux du commissaire brillèrent alors qu'elle chantonnait, le visage plaisamment inexpressif : « Secret défense. »
Ce fut le moment où elle le vit. Brièvement. Les yeux verts de Natsuki Kuga reflétèrent le mépris, l'écœurement, l'aversion, toutes ces émotions négatives que Shizuru s'efforça d'encaisser sans broncher. Ce n'était jamais chose facile.
Jamais.
La brune se leva brusquement et empoigna le manteau qu'elle avait posé sur la table basse. « Je m'en vais. »
Shizuru la regarda faire avec un sourire narquois. « Nous n'avons pas fini. » Un claquement de porte lui répondit. La jeune femme avait quitté le salon. Elle soupira en contemplant son carnet. Attendit.
Cinq secondes.
La porte se rouvrit avec fracas devant une femme enragée. « Vous allez déverrouiller cette porte tout de suite ou je casse une fenêtre! » hurla-t-elle.
C'était un hurlement sauvage. Shizuru fit la moue. « Ara, juste une dernière question », dit-elle en tapant tranquillement son carnet avec le bout de son crayon. Natsuki la regarda comme si elle était devenue folle.
« Ouvrez cette porte. Tout de suite », scanda-t-elle en pointant tour à tour le commissaire et la direction de l'entrée.
Cette dernière pointa paisiblement du doigt le fauteuil sur lequel elle souhaitait la voir s'asseoir. « Une question. »
La brune tremblait de rage. Sa voix n'était plus qu'un rugissement sourd. « Je n'ai rien à vous dire. »
Shizuru soupira et ferma les yeux. La situation lui échappait complètement, et cela juste par qu'elle avait baissé sa garde sur une question stupide. Mais Natsuki Kuga était un véritable feu follet. Elle était prête à exploser n'importe quand, parvenir à l'interroger était une épreuve de force. Elle ne pouvait pas la laisser partir sans avoir eu sa réponse. « S'il vous plait, Natsuki », demanda-t-elle à mi-voix avec un accent plus prononcé qu'à la normale. Elle rouvrit les yeux pour voir la jeune femme le regarder, visiblement dégouttée par ce qu'elle voyait.
« Vous êtes tous les mêmes », cracha-t-elle, son habituelle froideur retrouvée. « Tous au dessus des lois, hum? Vous ne valez pas mieux que ceux que vous poursuivez. Vous me dégouttez. »
Shizuru la gratifia d'un rictus. « C'est trop d'honneur », souffla-t-elle, acerbe.
Les yeux furibonds, Natsuki tendit la main vers elle. L'ordre qui suivit fut froid et menaçant. « Donnez-moi ces foutues clés. »
Le commissaire soupira une nouvelle fois, défaite. Elle chercha un instant dans la poche de son manteau et balança les clés dans sa direction sans un mot. « À bientôt, Natsuki ».
Elle ne la regarda pas partir. Les yeux rivés sur le téléviseur recouvert de toile en face d'elle, elle entendit une porte claquer, suivit d'une autre quelques secondes plus tard. Un aboiement se fit entendre à l'extérieur.
Et le silence. Shizuru commença à trembler. Elle regarda ses mains avec fascination avant de se reprendre. Elle devait avoir froid. Après tout, la maison des Wang n'était plus chauffée depuis leur départ.
Départ. Un joli mot, comme s'ils étaient partis pour un long voyage et qu'ils avaient prévu de revenir.
Le salon ressemblait tant à la demeure des Yumemiya en cet instant, peuplé de voiles blancs sinistres et plus silencieux qu'un tombeau. Les Yumemiya s'apprêtaient-ils à partir en voyage, eux aussi? Un vrai cette fois, avec des bagages et une voiture, un périple dont on pouvait revenir. Elle se leva et arpenta la pièce quelques secondes avant de se diriger vers les escaliers. Elle n'était pas encore venue seule, c'était la première fois qu'elle pouvait ainsi évoluer dans cet environnement sobre et silencieux. Une ombre parmi les fantômes, elle effleura le papier peint chaleureux qui ornait les murs du bout des doigts.
Cette maison avait dû résonner de rires et de moments inoubliables. Nina et Serguey s'étaient assis sur ce même canapé pour regarder la télévision le soir, ils avaient également fouillé dans les tiroirs de la cuisine pour trouver les ingrédients dont ils avaient besoin pour cuisiner, avaient gravi un nombre incalculable de fois les marches qu'elle montait à présent.
C'était toujours ainsi.
Lorsqu'elle explorait seule les domiciles des victimes dont elle avait la charge, Shizuru ne parvenait jamais à les imaginer autrement que pleines de vie et de bonnes humeur. Elle les voyait rire, chanter, danser, bouger, sourire. Il n'y avait pas de draps sur les meubles, la poussière déposée sur le parquet avait disparu. Il ne restait que la vie, la chaleur des murs et des personnes qui habitaient ici.
Arrivée à l'étage, elle avança dans le couloir, la main toujours attachée au mur, comme pour mieux s'imprégner des souvenirs qui s'y étaient incrustés.
Comment expliquer? Comment faire comprendre à Natsuki la portée de son métier? Avait-elle seulement une chance d'y parvenir? De lui montrer ces multitudes de souvenirs heureux qui ne lui appartenaient pas mais qu'elle avait soigneusement collectés depuis des années? Ces vies, que l'on finissait par oublier mais qu'elle continuait de chérir. Comment lui expliquer que ces inconnus étaient devenus sa famille, qu'entrer chez eux était comme entrer chez elle, que respirer le même air qu'eux l'aidait à rester debout?
Elle entra dans la chambre de Serguey en silence. La jeune femme n'avait pas compris qu'il y avait toujours bien plus que la mort, qu'une enquête était comme une deuxième vie. Elle n'avait pas envisagée que Shizuru puisse être désolée. Mais elle était toujours désolée. Désolée de voir ces vies partir si vite, de spéculer sur des avenirs brisés, de devenir la gardienne de souvenirs oubliés.
Oui, elle était toujours désolée, toujours. Mais comment la mort pouvait-elle encore avoir le moindre sens? Ils étaient tous fous. Comment expliquer à Natsuki qu'à force de constater la mort dans ses plus horribles manifestations, on finissait par ne plus la voir? Qu'il était impossible de se tenir droit si l'on ne parvenait pas à s'en éloigner? Que c'était le seul moyen de ne pas perdre le contrôle? Shizuru avait déjà oublié qu'il ne fallait pas voir. Elle s'était perdue.
Elle s'assit sur le lit de Serguey, face à la fenêtre.
Comment expliquer? Comment raconter à Natsuki que la première fois qu'elle avait tué un homme, c'était pour l'empêcher de lui trancher la tête à coups de hache? Qu'elle avait été beaucoup trop jeune pour se saisir de l'affaire Nagi Homura, qu'elle n'avait pas encore eu le temps de faire ses premières armes avant de devoir l'affronter et qu'elle s'était noyée avec lui? Comment lui dire que son dégout était légitime, qu'elle ne s'attendait pas à voir autre chose dans les yeux de ceux qui savaient?
Elle soupira pour la énième fois de la journée. Il faudrait qu'elle trouve le moyen de s'excuser le plus tôt possible. Elle espérait juste que la jeune femme brune finirait par revenir, car elle n'avait aucun moyen de la retrouver.
____________________ _____
Lorsqu'elle entra dans le commissariat de Furano ce soir-là, la plupart des employés avaient déjà déserté les lieux. Hiro Nakamura ne faisait pas partie de ceux-là. Sagement affalé sur son siège et visiblement ennuyé à en mourir, il leva les yeux vers elle lorsqu'elle entra et se fendit d'un énorme sourire en la voyant. Shizuru lui sourit chaleureusement en retour et lui fit un signe de la main avant de se diriger vers lui. Intérieurement, elle jubilait presque. Enfin quelqu'un qui était content de la voir arriver.
Il se redressa à son approche et Shizuru retint un rire en le voyant glisser un regard vers les baies vitrées afin de vérifier son apparence. Elle fut accueillie par une exclamation enjouée. « Commissaire! Vous allez bien? »
« Bonsoir, Hiro » commença-t-elle, affable. « Je vais bien, merci. » Elle se garda bien de lui renvoyer la question, au cas où une autre ex-petite-amie lui tomberait dessus. « Je cherche Haruka, est-ce qu'elle est encore ici? »
Il se passa une main dans les cheveux et lui fit un sourire avenant. « Moi qui pensais que vous étiez venue pour me voir, je suis terriblement déçu. »
Elle ria en écartant cette possibilité d'un geste négligent de la main. « Charmeur. »
Il écarta les mains en signe d'impuissance et se laissa retomber sur sa chaise. « Au moins j'aurais essayé », se défendit-il, déconfit. Elle leva les yeux au ciel alors qu'il poursuivait en se grattant l'arrière du crâne. « Le commissaire est dans son bureau. Vous connaissez le chemin, je vous laisse la rejoindre. »
« Ookini, Hiro », répondit-elle en se tournant vers le couloir. Elle lui fit un clin d'œil. « Je dois l'inviter à diner. »
« Ah, je le savais! » s'exclama-t-il en s'affalant un peu plus sur son siège, défait. Elle s'apprêtait à partir lorsqu'il releva la tête, une lueur roublarde au fond des yeux. « Faites attention », taquina-t-il, « mademoiselle Yukino pourrait sévir. »
« N'en dites rien alors, c'est notre secret », conspira Shizuru en se penchant vers lui.
Il hocha la tête, grave. « Je serai muet. »
Ils se regardèrent sérieusement un instant avant d'éclater de rire de concert. « Je vous aime bien Hiro », déclara Shizuru en lui tournant le dos pour se diriger vers le bureau de son amie.
« Suffisamment pour que je vous offre un café? »
Elle secoua la tête en souriant. « Je déteste le café. » Elle l'entendit gémir dans son dos avant de grommeler quelque chose sur les femmes qu'elle ne comprit pas. Elle était déjà trop loin pour l'entendre. Arrivée devant la porte familière du bureau de Haruka, elle vérifia un instant que son pantalon tombait correctement, refit le pli de sa manche droite et retira son écharpe. Elle épousseta les pans violacés de son manteau et remit une mèche de cheveux en place. Satisfaite, elle soupira de bien-être avant qu'une voix ne la surprenne depuis l'intérieur.
« Nakamura, si tu ne te décides pas à entrer, pas la peine de faire le pied de grue dehors. »
Shizuru ouvrit la porte en souriant effrontément. « Je ne pensais pas qu'on pouvait me confondre avec l'armoire à glace qui te sert de secrétaire, Suzushiro. »
La blonde releva la tête de ses dossiers, étonnée. « Shizuru? Qu'est-ce que tu fiches ici à cette heure-ci? »
« Ara, quel accueil », répondit l'autre sans se démonter avant de lui lancer un regard sceptique. « Je te retourne la question. »
Haruka soupira et montra d'un geste de la main les feuilles qui envahissaient son bureau. « Je travaille », constata-t-elle.
« Moi aussi. »
Shizuru s'avança vers le fauteuil le plus proche de son amie en pliant son écharpe en quatre. Le commissaire de Furano la regarda faire, intriguée. « J'allais t'appeler » finit-elle par lâcher alors que Shizuru posait son écharpe sur le dos du siège.
« Oh? » Elle s'assit avec grâce et la regarda curieusement. « Pour quoi faire? »
La blonde commença à farfouiller dans un tiroir. Shizuru la trouva fatiguée. « J'ai du nouveau pour ton enquête » exposa-t-elle en tirant quelques feuilles volantes dudit tiroir. « Je voulais t'avertir demain mais puisque tu es là... » Elle lui balança les feuilles sans autre forme de cérémonie. Sans doute s'attendait-t-elle à voir Shizuru tenter de les rattraper. Ce qu'elle ne fit pas. Les deux femmes regardèrent les papiers retomber lentement sur le sol. La blonde cligna des yeux, l'autre fit une moue ennuyée en contemplant les feuilles étalées à ses pieds.
« Tu aurais pu faire un effort, » souffla Haruka, à mi-chemin entre l'irritation et la consternation.
Shizuru continua de regarder les pages en soupirant, atone. « Je suis fatiguée. » Elle réalisa au moment où elle les prononçait à quel point c'était vrai. Son amie la regardait depuis son bureau, elle sentait son regard perçant la détailler de haut en bas.
« Est-ce que tout va bien? » demanda-t-elle finalement, les bras croisés devant elle.
Shizuru releva les yeux vers elle et lui sourit doucement. « Oui, pourquoi? »
Il y eut un soupir d'impatience de l'autre côté de la pièce. « Je reformule », annonça la blonde en la regardant avec minutie, « qu'est ce qui ne va pas? »
Elle cligna des yeux. « Rien. » Le regard de Haruka n'était pas dupe, mais elle ne répliqua pas. Elles en reparleraient. Plus tard. Mais Shizuru n'avait pas envie de raconter à son amie à quel point son après-midi l'avait éreintée, et certainement pas pourquoi.
« J'ai du nouveau également », avança-t-elle pour changer de sujet. Elle ne s'embarrassa pas à être subtile, cela ne servait à rien. Il y avait bien longtemps que Haruka la perçait à jour à chaque fois qu'elle tentait de manipuler leurs conversations. Cette dernière soupira, visiblement mécontente de ne pas avoir eu de réponse à sa question, mais ne lui fit aucun reproche.
« Explique », dit-elle simplement en s'installant confortablement dans son fauteuil.
Shizuru la regarda faire en essayant de structurer ses pensées. « J'ai été chez les Wang cet après-midi », commença-t-elle en mettant une jambe au dessus de l'autre, « et j'ai passé un peu de temps à l'intérieur. » Comme Haruka ne semblait pas avoir envie de lui répondre, elle poursuivit en omettant le fait qu'elle avait passé une bonne partie de ce temps allongée sur le lit d'un mort à regarder le plafond. « Et en repartant, j'ai remarqué qu'il y avait un téléphone fixe dans le couloir », acheva-t-elle.
Haruka releva un sourcil. « Je peux savoir en quoi cela constitue une découverte? Tout le monde a un téléphone fixe de nos jours, Shizuru. »
Cette dernière fit mine de chasser une mouche. « Je ne pensais pas que les Wang possédaient une ligne téléphonique, leur maison est si isolée. » C'était la plus stricte vérité. Pas une seule seconde elle n'avait envisagé le fait que les Wang, perdus au milieu des bois quelque part sur le flanc d'une montagne, aient pu avoir une ligne fixe. Lorsqu'elle avait vu le téléphone accroché au mur, elle avait d'abord cru rêver. Elle s'était ensuite précipitée dehors pour constater, ébahie, que des câbles noirs passaient effectivement au dessus de la maison. Si elle avait fait un peu plus attention, elle n'aurait pas perdu autant de temps à fouiller dans le vide.
Elle était si occupée à se morigéner sur ce détail qu'elle manqua presque de constater le regard intriguée et un peu inquiet que son amie posait sur elle. « Shizuru, où veux-tu en venir? » murmura cette dernière, visiblement très concentrée.
Haruka était peut-être la seule personne avec Takeda qui prenait chacune de ses paroles au sérieux là où beaucoup y voyaient de simples propos déconnectés de la réalité. C'était agréable.
La jeune femme reprit le fil de ses pensées, les yeux brillants d'intelligence. « Haruka », murmura-t-elle avec douceur, comme si c'était la chose la plus évidente au monde et qu'elle devait l'expliquer à un enfant perdu, « imagine un peu la situation. Tu rentres chez toi très tard le soir et tu retrouves Yukino assassinée dans votre chambre. Quelle est la première chose que tu fais? »
La blonde fit mine de réfléchir un instant avant de lui répondre, mortellement sérieuse. « Je pleure. » Shizuru cligna des yeux sans comprendre avant de lever les yeux au ciel.
« D'accord. Bon. Et ensuite? »
« Ensuite, j'appelle la police », exposa son interlocutrice. Shizuru vit qu'elle avait compris où elle voulait l'emmener. Elle la gratifia d'un sourire avant de poser la question qui s'était imposée à elle lorsqu'elle avait découvert le combiné, quelques heures auparavant.
« Nina ne l'a pas fait », affirma-t-elle, songeuse. « Pourquoi? » Haruka ferma les yeux un instant avant de lui donner son avis sur la question. « Parce qu'elle n'a pas eu le temps », conclua-t-elle, « il- »
Shizuru lui coupa gentiment la parole, les yeux brillants. « -l'attendait dehors, il était occupé à crever les pneus de la voiture. » Elle voyait à présent à quel point leurs premières impressions avaient été hâtives. Il aurait simplement fallu prendre cinq secondes de plus pour se rendre compte de leur manque de cohérence. « C'est ce que nous avons conclu, non? » reprit-elle, espiègle. « Elle aurait pu rester à l'intérieur, appeler la police, et elle serait encore en vie. Alors pourquoi? »
Emportée avec elle par l'un de ces élan d'enthousiasme, Haruka se leva pour venir s'adosser à son bureau, juste en face d'elle. « Il était encore à l'intérieur », décida-t-elle en croisant les bras. « Elle l'a mu, a paniqué et s'est enfuie. » Elle fronça les sourcils. Shizuru sourit. La blonde avait compris. « Mais alors- »
« Alors comment expliquer qu'il ait eu le temps de crever les pneus? » demanda le commissaire de Tokyo en relevant un sourcil moqueur. « Avec un couteau de cuisine? » ajouta-t-elle pour bien enfoncer le clou. Et oui. Chaque jour, Shizuru apprenait quelque chose de nouveau. Aujourd'hui, elle avait découvert qu'un téléphone accroché au mur était un détail qui pouvait tuer la totalité d'une enquête en cours.
Comme elle avait toujours réponse à tout, Haruka lui répondit au tac-au-tac, l'esprit en ébullition. « Ils étaient deux », proposa-t-elle en tortillant une mèche de cheveux blonds entre ses doigts. « L'un dehors, l'autre dedans. »
« C'est ce que j'ai pensé aussi », s'exclama Shizuru en se levant à son tour. « Mais les deux corps ont des marques identiques, précises, minutieuses », enchaina-t-elle en appuyant ses paroles des mains. Elle commença à faire les cents pas dans le bureau, piétinant par la même occasion les feuilles toujours étendues sur le sol. « Quelles sont les chances pour que deux personnes différentes parviennent à infliger deux fois une même blessure, au même endroit, avec la même force? »
Elle s'arrêta de marcher pour faire face à Haruka, qui la regardait faire depuis son bureau et qui semblait chercher une solution au problème qui lui était posé. La blonde fronça les sourcils avant de secouer la tête comme pour chasser une mauvaise idée.
En réponse, Shizuru hocha gravement la sienne. « Si », confirma-t-elle. « Il était seul. Il a pris un couteau dans un tiroir de la cuisine, est allé se cacher dans le salon, et a attendu qu'elle entre dans la maison. » Elle revoyait l'agencement des pièces, le fait que le couloir ait une porte ouvrant sur la cuisine et l'autre sur le salon. Elle se souvenait des toilettes encastrés sous les escaliers, de la façon dont un homme pouvait s'y glisser en vitesse à l'entente d'un bruit de moteur. Elle reprit. « Elle est d'abord passée dans la cuisine, et il est sorti à ce moment là par la porte qui sépare le salon et l'entrée. Il est allé crever les pneus. Pendant ce temps-là, Nina a réalisé que quelque chose clochait, et elle est montée à l'étage. »
Jusque là, il n'y avait pas tellement de différence avec ce que Haruka avait elle-même déduit dès son entrée dans la maison, le lendemain du meurtre. Cette dernière sembla d'ailleurs s'en souvenir et lui en fit part, un léger reproche dans la voix. « Mais on se retrouve dans la même situation », affirma-t-elle en battant des bras. « Il est dehors, elle dandy. Elle pourrait appeler la police et ne pas sortir. »
Shizuru avança vers elle avec un sourire victorieux. « D'accord, mais si il entrait à nouveau? »
« Pourquoi faire? » Haruka haussa les épaules en posant la question, peu convaincue. Shizuru s'en amusa un instant avant de se reprendre. Elle était au milieu d'une démonstration, elle devait rester concentrée. « Il veut qu'elle sorte de chez elle », poursuivit la blonde, sceptique, « alors pourquoi entrer à nouveau? »
L'autre se laissa tomber dans le fauteuil qu'elle avait quitté quelques secondes plus tôt et croisa les jambes. « Il lui fait comprendre qu'elle n'est pas seule, qu'il est à l'intérieur », expliqua-t-elle comme si c'était la chose la plus naturelle au monde. « Elle prend peur, d'autant plus qu'elle vient de découvrir le cadavre de son père. » Elle fit une pause pensive. « C'est à ce moment là que la course commence. Elle sort en courant, elle oublie complètement le téléphone car elle doit se sauver le plus vite possible. Elle voit les pneus crevés, et c'est parti pour une cavalcade endiablée dans les bois. »
Il ne pouvait pas en être autrement. C'était la seule façon d'expliquer le fait que la jeune fille n'ait pas pensé à appeler la police alors que c'était ce que n'importe quel imbécile aurait fait s'il en avait eu l'occasion. Elle avait fui ce qui se trouvait à l'intérieur, elle n'avait pas eu l'occasion d'agir autrement.
Shizuru aurait donné n'importe quoi pour savoir comment il avait pu lui faire peur à ce point.
La jeune fille avait dû être terrorisée.
Elle fut tirée de ses pensées lorsque son interlocutrice soupira. Haruka semblait vraiment être fatiguée. « Bien », conclut-elle en se pinçant l'arête du nez. « Admettons que ce que tu affirmes est juste, et j'ai bien envie de penser que tu as raison. » La remarque arracha un sourire fier à Shizuru, qui se détendit dans son fauteuil, amusée. La blonde poursuivit avec détachement. « C'est très bien. Nous savons maintenant le déroulement des événements dans les moindres détails, nous sommes contents, les procureurs sont heureux. » Elle soupira. « Mais qu'est-ce que ça change pour l'emplette de savoir ça? »
Concrètement? Rien. Mais Shizuru avait été si satisfaite de trouver le déroulement exact de la soirée qu'elle n'avait pas pu s'empêcher de vouloir partager sa découverte avec quelqu'un. Elle avait été fascinée par ce téléphone et les conséquences qu'il avait engendré.
Car une fois l'engrenage mis en route, il était difficile de l'arrêter. Elle avait regardé l'appareil pendant une éternité avant de faire demi-tour et de retourner dans le salon. Là, elle s'était une nouvelle fois assise dans le canapé, avait posé son menton sur ses mains jointes, les coudes sur les genoux, et elle avait commencé à réfléchir. À réfléchir clairement et précisément. Elle avait repassé le dossier entier dans sa tête, l'avait retourné dans tous les sens. Elle était même remontée dans la chambre de Serguey, et c'était là qu'elle avait trouvé.
Elle se demandait ce que ce village lui avait fait pour qu'elle soit aussi peu réactive.
À cet instant, assise avec nonchalance dans un fauteuil confortable du commissariat de Furano, elle voyait plus clair que jamais. « Quand j'ai découvert ce dossier, je suis passée à côté de quelque chose », commença-t-elle. « Je crois que revenir sur le lieu du crime m'a remis les idées en place. C'est tellement évident maintenant que j'en ai presque honte. »
Haruka pencha fortement la tête sur le côté et plissa les yeux. Shizuru sut reconnaître dans cette posture une intense concentration. Son amie avait toujours eu la même, et lorsqu'elles étaient à l'université, elles s'amusaient toutes les deux à prendre cette pose en même temps afin de dérouter leurs professeurs. Comme elles étaient toujours l'une à côté de l'autre, l'effet était saisissant. Les pauvres enseignants devaient souvent cligner des yeux plusieurs fois avant de se rendre compte qu'ils n'avaient pas rêvé.
Comme la blonde ne disait rien, Shizuru l'interpela avec ardeur. « Tu n'es pas curieuse, Haruka, de savoir pourquoi le tueur a pris tant de soin à préparer la fuite de Nina alors qu'il a proprement assassiné Serguey sans lui laisser la moindre chance ne serait-ce que de se rendre compte de ce qu'il se passait? »
« Bien sûr que si », se défendit son amie en relevant les mains en signe d'apaisement. « Mais j'ai considéré que c'était un jeu, une sorte de mise en scène. »
Shizuru secoua la tête et rebondit sur les propos du commissaire, impatiente. « Pourquoi ne pas faire courir tout le monde, dans ce cas là », demanda-t-elle sans attendre de réponse. Elle enchaîna avec entrain. « Pourquoi seulement elle? »
Haruka la contempla curieusement du haut de son bureau, toujours debout prêt d'elle. « Je ne te suis pas, Shizuru », avoua-t-elle finalement alors que ses mains prenaient appui sur le bois brun contre lequel elle était appuyée.
« C'est un assassin prudent, Haruka », énonça-t-elle avec simplicité. Elle avait eu le temps à présent de s'habituer ses actions, elle avait pu constater sa façon d'être et d'agir. Et elle pouvait affirmer avec certitude que la personne qu'elle avait failli surprendre chez les Yumemiya pendant la journée était aussi celle qu'elle recherchait.
Les fenêtres ne s'ouvraient pas de l'extérieur, et jamais Shiro Yumemiya n'aurait pu la laisser ouverte alors qu'il faisait un froid polaire dans la région depuis plusieurs semaines. Elle avait cru qu'il était monté directement à l'étage, mais c'était impossible. L'assassin était donc entré par la porte, comme elle l'avait à son tour bien après lui. Il avait simplement pris la peine de verrouiller à nouveau l'entrée derrière lui. Exactement comme elle.
Il avait prévu une sortie de secours au cas où le maître de la maison rentrait chez lui à l'improviste. Il n'avait sans doute pas prévu qu'elle, Shizuru Fujino, se retrouverait également dans la maison en même temps que lui, mais il avait quand même pris quelques précautions pour ne pas se retrouver enfermé.
Poser une échelle contre le mur et à portée de la fenêtre pouvait paraître prudent, trop prudent, presque paranoïaque, mais il l'avait fait.
Shizuru reprit son discours, convaincue d'avoir raison. « Je pensais que c'était un joueur mais je me suis trompée. Il pense à tout, prend la peine de tout préparer minutieusement », martela-t-elle, frustrée malgré elle par cette trop grande intelligence dont il faisait preuve. « Il ne prend pas de risque, ce n'est pas dans sa nature. »
« Comment peux-tu être sûre de ça? » Le commissaire de Furano semblait franchement perplexe. Cette question était légitime, mais Shizuru ne sut pas y répondre. C'était son métier de sentir ces choses là, de se mettre à la place de ceux qu'elle traquait, de deviner leurs pensées. Elle n'avait pas d'explication à fournir, elle n'en avait jamais eu.
« Je le sais, c'est tout », souffla-t-elle alors. Elle aurait aimé expliquer à son amie la puissance de ses convictions, la justesse souvent avérée de ses instincts, mais elle en était incapable.
Haruka croisa les bras, incrédule d'entendre une telle réponse de la part de quelqu'un si doué pour baratiner des discours à n'importe qui. « Admettons », lâcha-t-elle en se massant les tempes. « Explique-moi. »
Aussitôt dit, aussitôt fait. Elle se redressa sur son siège et lui jeta un regard brûlant, celui qu'elle possédait lorsqu'elle sentait qu'elle touchait à un but, lorsqu'elle pensait effleurer un morceau de cette vérité si pénible à découvrir. « Pourquoi l'assassin le plus prudent de cette planète prendrait le risque de voir l'une de ses proies s'échapper? Pourquoi donner à Nina la chance de sauver sa vie s'il avait décidé de la tuer dès le départ? » Elle se remémora le jour où Haruka l'avait menée à travers la montagne pour retracer le chemin empruntée par la jeune fille lors de sa fuite. Elle revit les branches brisées des arbres qu'elle avait dépassés, les éboulis de graviers laissés derrière ses pas, le givre craquelé qui sillonnait le sol dur. « Si elle ne s'était pas laissée emportée, elle aurait pu arriver à bon port », songea-t-elle.
Haruka ne répondit pas. Shizuru pouvait voir son visage se fermer au fur et à mesure de leur entretien. Elle se rendait un peu plus compte à chaque seconde qui passait que son amie ne la croyait pas, qu'elle avait besoin d'autre chose que de simples spéculations pour adhérer totalement à ses propos. Pourtant, elle la laissait continuer, elle l'écoutait, elle envisageait quand même qu'elle puisse avoir raison. Shizuru sentit une vague de gratitude l'envahir. À cet instant, elle réalisa à quel point son amie était sage, et se elle demanda si la blonde ne l'avait pas laissée derrière en chemin.
Comme le silence s'éternisait, elle se décida à continuer, plus posément. « Parce qu'il avait, justement, l'intention de lui laisser sa chance », exposa-t-elle. « Il ne prenait aucun risque. Tu sais ce que ça veut dire. Elle n'était pas la cible principale, ce n'était qu'une victime collatérale. Serguey n'a eu aucune chance parce qu'il était l'objectif à atteindre, la mission à accomplir. »
« Shizuru, où est-ce que tu vas, là? Tu penses à un règlement de compte? »
« Exactement. C'est un règlement de compte. » Et ce n'était absolument pas du hasard. Shizuru se perdit un instant dans ses pensées. Elle se demandait ce qui avait pu se passer de si terrible. Qu'est-ce qui avait déclenché toute cette folie. « Serguey s'est fait un ennemi », murmura-t-elle pour elle-même. « Je ne sais pas ce qu'il a fait pour mériter ça, mais ça ne doit pas être joli. »
Haruka hocha la tête. Visiblement, elle acceptait de donner du crédit à cet exposé qui n'était pourtant fondé sur rien d'autre qu'un téléphone fixe et une perquisition non-autorisée. Shizuru songea qu'il valait mieux ne pas parler du tout de sa petite escapade chez les Yumemiya. La colère de Haruka Suzushiro était devenue mythique lors de leur formation.
La blonde se gratta la joue en regardant le plafond. « Et Nina n'ayant rien à voir avec cette histoire, ton Bob lui aurait laissé une chance de receler sa vie? »
Shizuru confirma sa déduction. « Je pense, oui. Il y a plusieurs possibilités. Comme tu l'as dit, il l'a peut-être laissée partir car elle n'a rien à voir avec ce qui a déclenché cette tuerie. Mais il y a autre chose, et c'est plus effrayant. » Elle fit une pause. Elle n'avait jamais été confronté à des crimes perpétrés contre des familles entières, et elle n'avait pas la moindre envie de découvrir ce que c'était. « J'espère me tromper mais je ne peux pas m'empêcher de penser au pire. »
« Nina n'est pas la fille de Serguey », lâcha son amie, comme si elle avait lu dans ses pensées. « C'est ça que tu veux dire? »
« Oui. » Elle soupira et se passa une main sur le front. Elle aussi, était fatiguée par cette éreintante journée. « Serguey a adopté Nina. Peut-être que si elle avait été sa fille par le sang, elle n'aurait pas eu le droit de tenter de sauver sa vie. »
Les deux femmes sombrèrent dans un silence méditatif. Au bout de quelques instants, Haruka se redressa et lui jeta un regard ennuyé. « Un banal règlement de compte, hum? » La moue contrariée de la blonde arracha un sourire contemplatif à son interlocutrice. Elle se souvenait très bien du reproche qu'elle avait fait à Haruka lorsqu'elle avait pris connaissance du dossier.
« Je travaille sur les meurtriers en série, ce que tu me racontes là pourrait tout aussi bien être un banal règlement de compte. Rien ne dit qu'il tuera à nouveau. »
Comme tout cela paraissait loin. « Pas tout à fait » éluda-t-elle en rejetant sa chevelure derrière son épaule. « Tu oublies notre inconnue décédée il y a neuf ans », continua-t-elle. « Si les deux crimes sont liés, c'est une vengeance à grande échelle, et je ne sais pas pour toi, mais je trouve ça plutôt inquiétant. » |
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Briseglace Otome Corail
Inscrit le: 21 Mar 2009 Messages: 164 Localisation: Sur le toit.
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Posté le: Ven Fév 11, 2011 11:07 am Sujet du message: |
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Yoh .
Me revoici, vide rayonnant! Avec un nouveau (et un ancien que j'ai oublié de publier, hum) chapitre trépidant et rempli d'action (ou pas) et de dialogues intenses et tordus comme nous les aimons tous (ou pas [bis]).
Mais ne désespérons pas: Toujours perdue dans les froides montagnes d'Hokkaido, Shizuru Fujino, cet intrépide et courageux commissaire, commence à percevoir le machiavélisme de son adversaire et se prépare à livrer une lutte sans merci contre ce génie du crime. La question (terriblement hardue, vous en conviendrez) que nous nous posons tous (ou pas [ter]) est alors: mais y parviendra-t-elle???
Le suspens est insoutenable. La réponse ne vous sera livrée (ou pas [..?]) que lors du chapitre final, c'est-à-dire dans une vingtaine de chapitres, c'est-à-dire... dans une quarantaine de mois.
Je suis géniale. Je vais donc me suicider et revenir après, lorsque tout espoir ne sera pas perdu.
Je remercie Miyaki pour avoir corrigé ces chapitres.
Sur ce à la prochaine!
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Le Rendez-vous des Princes
Chapitre 7
La nuit. Le bruit du vent contre la fenêtre. Les cris d'animaux sauvages dehors. La neige, qui n'en finissait pas de tomber. À Osomura, ces moments se ressemblaient. Bercée par l'ambiance inquiétante des lieux, Shizuru se demandait si, en tendant suffisamment l'oreille, il était possible d'entendre les respirations paisibles des habitants endormis.
Elle, ne dormait pas. Elle était assise face au petit bureau qui faisait le coin de sa chambre d'hôtel et attendait patiemment l'heure à laquelle elle pourrait se lever, quitter sa chambre et poursuivre son enquête.
Le jeune femme ne parvenait pas à fermer l'œil. Devant elle, les feuilles que Haruka lui avait remises le soir même la narguaient.
Lorsqu'elles avaient achevé leur conversation, le commissaire de Furano avait récupéré les feuilles éparpillées sur le sol que Shizuru avait oubliées lors de sa démonstration, et les lui avait tendu avec gravité. Shizuru avait été surprise par ce qu'il y était écrit. Un chantier venait de démarrer à Furano, un chantier qui n'aurait pas dû voir le jour. Car si Reito Kanzaki était allé chez Serguey Wang quelques heures avant la mort de ce dernier, c'était précisément pour l'informer de l'annulation d'un permis de construire et donc du report de la construction qu'il désirait entreprendre.
Un permis de construire que Shizuru avait à présent en face d'elle, dans sa chambre d'hôtel, et qui la mettait au défi de trouver une solution à son existence. Elle savait que Reito Kanzaki avait menti dès qu'il lui avait raconté la façon dont s'était déroulée cette fameuse soirée. Elle avait donc attendu de pouvoir le retrouver, de confirmer ce mensonge et de lui faire avouer la vérité.
Des évidences voguaient dans son esprit, qui se battaient pour attirer son attention. Reito Kanzaki n'avait pas d'alibi. Reito Kanzaki était le dernier à avoir vu les victimes.
Avait-il tant de choses à cacher? Shizuru ne parvenait pas à mettre le doigt sur ce qui la retenait d'explorer cette piste avec l'enthousiasme qu'elle aurait dû ressentir. Elle détenait enfin la possibilité de remonter le fil du crime, et pourtant elle hésitait.
Elle se retrouvait là, adossée à une chaise, incapable de dormir, obsédée par une pensée qu'elle ne parvenait pas à ignorer. Pourquoi? Pourquoi avoir si facilement avoué être allé chez lui ce soir là, si tu n'avais pas d'explication à fournir? Pourquoi mentir sur les causes et pas sur les faits? Reito Kanzaki n'était pas un idiot, elle avait senti en lui une lueur d'intelligence comparable à la sienne. Il devait savoir qu'elle ne le croirait pas sur parole et qu'elle vérifierait toutes les informations qu'il lui donnait. Pourquoi avoir inventé un mensonge si maladroit? Un mensonge qu'elle était vouée à découvrir. Car qui pouvait croire que le maire d'un petit village puisse être zélé au point d'aller informer ses habitants au milieu de la nuit des nouvelles qu'il reçoit? Certainement pas Shizuru en tout cas.
Pourtant Reito avait choisi de lui mentir, et c'était pour le moins imprudent de sa part, car s'il avait réellement voulu cacher les raisons pour lesquelles il était allé chez Serguey ce soir-là, il aurait trouvé autre chose à lui faire avaler. Quelque chose de plus plausible.
Elle soupira en s'appuyant contre le dossier de sa chaise. Shizuru avait la désagréable impression que ce grossier mensonge était un appel à l'aide. Peut-être que le maire lui-même n'en avait pas conscience. Elle se demandait ce qui pouvait bien faire peur à cet homme au point de le pousser ainsi dans ses derniers retranchements.
Peut-être tout simplement parce qu'il était l'assassin qu'elle recherchait? Shizuru chassa cette idée aussi vite qu'elle était venue.
Car c'était un mensonge très imprudent, n'est-ce pas, monsieur Kanzaki? C'était l'un de ceux qui attiraient bien trop l'attention, un mensonge dangereux et irraisonné.
Shizuru jeta un œil à sa montre. Il faisait encore nuit et le vent soufflait toujours dehors, mais il ne neigeait plus. Le jour se lèverait bientôt, il était presque six heures du matin. Elle se leva, rangea les documents qu'elle avait sous les yeux et se dirigea vers la porte de sa chambre en saisissant manteau et écharpe.
Elle avait rendez-vous. Reito Kanzaki n'aurait bientôt plus aucun secret à lui cacher.
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Shizuru respira profondément en avançant à pas de loup vers l'immense maison blanche du maire. Un filet de fumée blanche s'échappa de sa bouche lorsqu'elle expira. Derrière elle, elle entendit deux des trois officiers qui la suivaient grommeler en marchant bruyamment dans la neige. Le sol craqua sous le poids de leurs bottes et le commissaire fit son possible pour ignorer son irritation grandissante. Le visage souriant comme si marcher dans le froid à six heures du matin lui était aussi agréable qu'un pique-nique au bord de l'eau, elle se déplaçait d'un pas dansant, sans prêter attention aux deux hommes à moitié endormis qui trottinaient dans son dos. Seul Hiro, qui se tenait fièrement à sa droite et marchait dans un silence relatif malgré son imposante stature, la retenait de laisser transparaître sa mauvaise humeur par quelques remarques acérées.
Elle savait pouvoir être particulièrement détestable lorsqu'elle n'avait pas eu le loisir de dormir autant qu'elle l'aurait voulu. Et la nuit avait été courte. Avait-elle seulement dormi? Ou n'avait-elle fait que somnoler? Elle se pinça l'arête du nez pour s'éclaircir l'esprit. Elle n'en était pas certaine. Dès qu'elle en aurait fini avec Reito Kanzaki, elle irait directement demander à Mai de lui préparer son thé préféré. Elle aurait donné n'importe quoi pour une tasse de thé. Jasmin ou rose? Elle verrait bien.
Réconfortée par cette idée, elle monta les marches et s'immobilisa sur le perron, un sourire taquin sur les lèvres. « Hiro? » demanda-t-elle en se tournant vers l'armoire à glace qui lui servait de partenaire pour la mission en cours et qui se tendit comme la corde d'un arc à l'entente de son prénom.
Il répondit immédiatement. « Oui, commissaire? »
Elle lui sourit avec insolence. « Pourriez-vous prévenir les habitants de cette charmante demeure qu'un commissaire souhaiterait s'entretenir avec le maître de maison? »
« Oui commissaire » répondit-il automatiquement avant de s'avancer jusqu'à la porte d'entrée. Shizuru croisa les bras et s'adossa contre le mur en le regardant faire, amusée. Les deux autres petits soldats étaient restés en bas des quelques marches qui menaient au perron et regardaient leur compagnon faire avec un peu plus d'enthousiasme que les minutes précédentes.
« Bien » souffla-t-elle.
Il se tourna vers elle, plus sérieux que jamais. Sans doute voyait-il cette demande comme une mission d'une grande importance. « Je peux y aller? »
Elle fit un geste vague de la main en regardant le paysage alentour. « Je vous en prie. »
Il hocha la tête et s'élança vers la porte pour tambouriner dessus des deux poings avec énergie. « Police! » hurla-t-il d'une voix de centaure. « Ouvrez ou nous défonçons la porte! » Il continua de frapper le bois avec force pendant quelques secondes avant de recommencer à crier. « Police! Police! »
Du coin de l'œil, Shizuru vit un rideau se lever à la fenêtre de la maison de Mashiro Kazahana et sourit à pleines dents lorsque le visage de la vieille dame apparut derrière la dentelle. Elle lui fit un signe de la main enthousiaste et éclata de rire lorsque le tissu fut brusquement remis à sa place, sans prêter attention à Hiro, qui s'époumonait toujours avec autant de motivation.
Elle souffla lentement et se détendit en faisant discrètement jouer ses épaules, prête à passer à l'action. Elle fit un geste de la main aux deux officiers qui la regardaient pour leur intimer l'ordre de ne pas entrer lorsque la porte s'ouvrirait. Elle ne voulait pas être rustre jusqu'au bout. Ils acquiescèrent sobrement et se détendirent.
Alors que Hiro s'apprêtait à hurler une nouvelle fois, la porte s'ouvrit sur la fine silhouette d’Akane, la domestique. La fille semblait absolument terrorisée. Shizuru songea vaguement qu'il lui faudrait s'excuser un peu plus tard.
Mais pour l'heure, elle ne fit que s'avancer avec grâce jusqu'à la forme tétanisée de la petite brune et la salua élégamment alors que Hiro reculait derrière elle. « Ara, Akane, bonjour. Je suis désolée de vous faire vous lever si tôt. »
La jeune fille la regarda comme si elle était devenue un extraterrestre avant de bafouiller misérablement. « Que... bonjour, commissaire, je ne vous attendais pas-je veux dire je ne savais pas que-que se passe-t-il, est-ce que- »
Shizuru la coupa avec douceur. « Serait-il possible de m'entretenir avec monsieur Kanzaki le plus rapidement possible? »
La jeune fille se tordit nerveusement les mains. « Je-, c'est-à-dire que- »
« Oui? » l'interrompit Shizuru en penchant la tête sur le côté, amusée.
Le visage de la petite domestique se ferma. « Kanzaki-sama n'est pas encore levé. »
Au moment même où elle disait ces mots, la silhouette élégante de Reito Kanzaki se dessina dans les escaliers, et l'homme descendit calmement jusqu'à elles. Il ne souriait pas et Shizuru le contempla un moment avant de réviser son jugement.
La tête haute, il fixait les quatre intrus avec une apparente sévérité. Simplement vêtu d'un pull gris et d'un pantalon noir, il n'avait pas eu le temps d'enfiler une paire de chaussures avant de les rejoindre et se trouvait donc pieds nus face à eux. La posture était fière mais le regard était fuyant. Le sourire de Shizuru n'aurait pu s'agrandir davantage.
Il était tout aussi terrifié que sa domestique.
« Ara, monsieur Kanzaki, bonjour », chantonna-t-elle en réajustant son manteau. « Je suis désolée de vous déranger à une heure pareille, mais nous avons une urgence à régler. »
Il tiqua. « Je suppose que cela ne pouvait pas attendre plus longtemps? »
Elle fit un geste vague de la main. « Oh vous savez, je suis comme vous », commença-t-elle, « je suis prête à me déplacer au milieu de la nuit s’il le faut. »
Il blêmit en l'entendant et Shizuru se congratula silencieusement. Il fallait croire que Reito Kanzaki avait du mal à garder une posture égale et son plaisant sourire lorsqu'il était ainsi pris au dépourvu. C'était un petit joueur.
La voix riche du maire résonna dans le hall d'entrée. « Akane, tu pourras m'apporter mon petit-déjeuner dans mon bureau? » La domestique s'inclina sans un mot et s'empressa de quitter la pièce. Il se tourna ensuite vers elle, grave. « Suivez-moi. »
Shizuru se tourna vers ses hommes. « Hiro, vous venez avec moi. » Le géant lui sourit et se passa une main dans les cheveux. Shizuru se retint de lever les yeux au ciel. Elle fit un geste vers les deux autres officiers. « Vous, restez ici ». Les deux policiers la saluèrent brièvement avant de se poster à l'entrée de la mansion. Elle fit à nouveau face à Reito, qui lui tourna le dos et s'engouffra dans le couloir qui menait à son bureau sans plus de cérémonie.
Aucun mot ne fut échangé pendant le cours voyage d'une pièce à l'autre. Shizuru regardait les murs en songeant à quel point il devait être ennuyeux de ne voir que du blanc et du jaune pâle quelle que soit la pièce où l'on se trouvait dans l'immense maison. Derrière elle, Hiro la suivait en silence, ce qui était inhabituel. L'homme était si bavard lorsqu'il se trouvait à l'accueil du commissariat qu'elle avait du mal à comprendre comment il pouvait ne pas encore avoir fait de remarque sur le papier peint.
Lorsqu'ils pénétrèrent dans le bureau, Hiro se posta directement contre la porte et croisa les bras. Shizuru sut qu'il ne bougerait plus. Elle s'assit nonchalamment sur un fauteuil et regarda le maire s'installer dans le sien avec une fausse aisance qui lui arracha un rictus.
Il était si tendu.
Il se racla la gorge pour se donner une contenance alors qu'elle continuait de le dévisager en souriant. « Bien, que puis-je faire pour vous en cette heure matinale? » demanda-t-il finalement en tentant vainement de se décontracter.
« Ara, j'aimerais vous donner quelques précisions »
Il cligna des yeux, hébété. « Des précisions? » répéta-t-il. Elle hocha la tête. « Pour que vous sachiez pourquoi je ne suis pas venue seule. »
« Pourquoi vous- »
Elle le coupa en se penchant vers lui depuis son fauteuil, le regard pétillant. « Les trois hommes qui m'accompagnent sont ici pour vous mettre en garde à vue, Reito. »
Il fléchit et ravala sa salive avec difficulté. Shizuru le regarda faire avec une fausse bienveillance. Tout cela promettait d'être très amusant. Elle soupira intérieurement en se souvenant à quel point elle adorait les interrogatoires. « Vous et moi », poursuivit-elle alors en croisant les jambes avec élégance, « nous sommes ici pour vous éviter d'y aller. »
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Shizuru jeta un œil réprobateur à sa montre. Cela faisait à présent sept minutes. Sept minutes, et Reito Kanzaki ne lui avait toujours pas dit la vérité. Passée la surprise, l'homme s'était repris et affichait à présent une mine faussement tranquille qui lui déplaisait. Jouer au chat et à la souris étant relativement limité en terme de divertissement, le commissaire commençait à s'impatienter. Elle poussa un soupir en s'enfonçant confortablement dans le fauteuil où elle s'était installée quelques instants plus tôt et croisa les mains sous son menton en le contemplant, ironique.
« Donc, vous êtes en train de me dire qu'au milieu de la nuit, un homme vous a appelé pour vous dire que le permis de construire que Serguey Wang avait obtenu il y a quelques semaines venait de lui être retiré », résuma-t-elle, le regard torve. Il hocha la tête en souriant et elle siffla, moqueuse. « Vous l'avez cru », continua-t-elle en le voyant acquiescer une nouvelle fois, « vous vous êtes précipité dehors, bravant le froid et la nuit -comme c'est chevaleresque-, et vous êtes allé chez notre défunt architecte pour l'informer de cette terrible nouvelle », acheva-t-elle.
Il se racla discrètement la gorge en confirmant ses informations. « C'est exact. »
Shizuru dut se retenir de lever les yeux au ciel. « La personne qui vous a appelé ne pouvait être qu'un employé de l'agence où travaillait Serguey, non? »
Il fit un geste négligent de la main. « Je suppose. »
« Cet employé aurait donc ressenti le besoin de vous prévenir en pleine nuit, hors de ses horaires de travail? » Elle releva un sourcil, visiblement distraite. « Il devait être vraiment très zélé. »
Il haussa les épaules avec nonchalance avant de lui répondre. « C'est possible. »
Elle tapota l'accoudoir de son fauteuil du bout des doigts en le regardant, un sourire cynique sur le bout des lèvres. « Ara, s'il vous plait, Reito, ôtez-moi d'un doute. » Elle poursuivit avant qu'il ne puisse répondre en se désignant de la main. « Je suis désolée mais je suis on ne peut plus certaine de ne pas être le père Noël. »
Il ne se démonta pas. « Vous devez me croire. »
« Pas si vous mentez, je le crains. »
Le silence tomba dans la pièce, seulement interrompu lorsque Hiro Nakamura fut pris d'une quinte de toux. Shizuru ne se retourna pas pour le voir se tapoter gentiment la poitrine afin de reprendre ses esprits. Les yeux rivés sur la forme fière du maire, elle vit l'incertitude et la peur se nouer dans son regard à mesure qu'il réalisait qu'elle ne partirait pas tant qu'elle n'avait pas entendu ce qu'elle voulait savoir.
Elle brisa l'inertie du moment en élevant à nouveau la voix, sereine. « Qu'est-ce que vous êtes allé faire là-bas, Reito? »
La silhouette de l'homme se vouta lorsqu'il expira, défait. Il ne répondit pas, mais Shizuru savait être patiente. Elle attendrait donc qu'il se décide. Elle avait le temps, tout son temps, et le silence ne l'avait jamais véritablement dérangée. Les deux mains nerveusement nouées, Reito Kanzaki la regarda sans sourire.
« Je suis sur un terrain dangereux commissaire, je ne peux pas vous en dire plus sans craindre des représailles. »
Shizuru releva un sourcil sans rien dire. Elle n'était pas convaincue par ce qui venait d'être dit. Lorsqu'il se rendit compte qu'elle ne lui répondrait pas, il s'esclaffa tristement en baissant les yeux, un sourire résigné sur les lèvres.
« J'aimerais ne pas mourir », souffla-t-il en relevant les yeux vers elle. C'était une sinistre prière. Il souriait toujours, les yeux brillant de mélancolie alors qu'il laissait son regarda voyager sur les objets entreposés sur son bureau. Shizuru fronça les sourcils en le voyant faire, comme si prononcer ces mots avaient suffi à commencer la rédaction de son testament.
Shizuru le contempla avec curiosité. « Vous pensez que vous allez mourir, Reito? »
« Je crois qu'il me surveille. Il sait où j'habite, il connait mes fonctions, mes habitudes », commença-t-il à voix basse en jetant un regard anxieux par-dessus son épaule, « j'ai parfois l'impression qu'il me suit, comme une ombre. Je sais que vous me prenez sans doute pour un fou mais... »
Elle écarquilla les yeux en l'entendant parler. Elle avait eu la même terrifiante impression la veille, alors qu'elle marchait dans la rue en direction de son hôtel. Elle se souvenait aussi du vide qui avait accueilli le canon de son colt, et de la rafale de vent qui avait fait battre son manteau contre ses jambes alors qu'elle contemplait l'absence de menace. Elle avait pourtant été certaine de l'avoir ressentie, cette imminence du danger qui la guettait. Elle se demandait si Reito n'avait pas eu affaire à ce même phénomène. Elle fronça les sourcils.
S'il l'avait ressenti, alors qui d'autre encore? Il n'était sans doute pas le seul.
Comme il ne s'apercevait pas de son trouble, trop profondément plongé dans ses propres pensées, Reito continua en se passant une main dans les cheveux avec agitation. « Il est entré chez moi, je ne sais pas comment, c'était comme s'il avait traversé les murs! »
Elle cligna des yeux. « Comment savez-vous qu'il est venu? Vous l'avez vu? » Elle savait que non. Son assassin était un peu plus malin et prudent que cela, il n'allait pas se laisser prendre aussi facilement sur le fait. Si Shizuru posait la question, c'était avant tout pour savoir comment il avait montré au maire qu'il était venu et reparti. Quelle trace il avait laissée derrière lui.
Elle réalisa alors ce que pouvait être la vérité derrière les mensonges de Reito Kanzaki. Le meurtrier avait laissé son empreinte, quelque chose d'assez terrifiant pour pousser l'homme à agir au milieu de la nuit.
Quelque chose de crucial. Une raison de vie ou de mort, peut-être. Surement.
Elle répéta alors sa question, en tentant de masquer son anxiété grandissante et le malaise qui ne cessait de s'étendre au creux de son estomac. « Pourquoi êtes-vous allé voir Serguey, Reito? »
Il ne fallut qu'une poignée de secondes pour que Reito confirme ses suspicions. Plus pâle que la neige, il se força à déglutir et tapota son bureau avec agitation. « Je devais le prévenir. Ce n'est pas de ma faute. »
Derrière elle, elle sentit la forme imposante de Hiro s'arracher de la porte et traverser la pièce. Du coin de l'œil, elle le vit alors se poster silencieusement à la fenêtre et scruter l'extérieur, le visage interdit. Shizuru reporta son attention sur son interlocuteur, dont la contenance semblait se vider un peu plus à chaque secondes. « Expliquez-moi. »
« Je... j'ai l'habitude de lire dans le salon après le dîner. » Il fit un geste en direction du mur séparant son bureau du reste de la maison. « Le salon est juste derrière. » Ses mains furent pris de tremblement et il fut obligé de les serrer. Il n'avait plus rien de l'homme aimable et souriant qu'elle avait rencontré lorsqu'elle était arrivée. Les façades, songea Shizuru avec bienveillance, sont des murs si ridiculement fragiles.
Il poursuivit. « Ce soir-là, j'ai entendu des pas dans mon bureau, et je sais qu'Akane n'y met les pieds que très tôt le matin de temps à autre. Je... j'ai décidé d'aller voir, je pensais que c'était peut-être un cambrioleur, ou juste mon imagination, j'ai voulu vérifier. » Il inspira profondément. « Il n'y avait personne quand je suis entré, évidemment. » Il rit de dérision. « Vous savez, ça m'a fait rire, au départ. » Lorsqu'il vit Shizuru lui lancer un regard sceptique, il sourit nerveusement. « Je me suis senti un peu comme ces enfants qui croient encore qu'il y a des monstres sous leur lit. »
« Que s'est-il passé ensuite? »
Son regard s'égara. « Ensuite, ensuite... j'ai vu la lettre. Sur mon bureau. Déposée là comme si elle était tombée du ciel. » Il sembla hésiter avant d'ouvrir l'un des tiroirs de son bureau. Il commençait à reprendre des couleurs et Shizuru voyait ses mouvements retrouver leur aisance et leur fluidité. Il venait d'accepter qu'il n'y avait plus de retour en arrière et avançait à présent sur le chemin de la vérité avec la résignation d'un condamné à mort. Le commissaire grimaça à cette pensée. Tout cela n'avait rien de très réjouissant. Elle se leva lorsqu'il lui tendit cette fameuse lettre, pliée en quatre, hésitant à la lui donner comme s'il s'agissait d'un poison mortel.
« Ce n'est pas de ma faute », répéta-t-il comme pour s'en convaincre lorsqu'elle récupéra la lettre. Elle la déplia et apprécia les caractères d'imprimerie qui y étaient inscrits. « Je voulais le prévenir. Il a refusé de m'écouter. »
Serguey Wang va mourir
C'était sobre et efficace. Shizuru fit une moue boudeuse. Les rares lettres de John Smith avaient été bien plus originales, parsemées de références diverses et de vers empruntés, écrites à l'encre noire comme pour lui rappeler qu'il n'avait même pas besoin de se cacher. Les mots étaient ici pragmatiques, économes, directs. Au moins, elle pouvait être certaine que son vampire ne tournerait pas autour du pot pendant des semaines comme le faisait si bien le génie du jeu de piste.
Après avoir passé quelques secondes à débattre sur la monotonie de la feuille qu'elle avait entre les mains, elle se pencha sur des considérations un peu plus essentielles. L'une d'entre elles étant ce qu'elle allait bien pouvoir faire de Reito Kanzaki. Elle pouvait d'ores et déjà le charger pour non-assistance à personne en danger et entrave à une enquête judiciaire.
Lorsqu'elle l'entendit répéter pour la troisième fois que ce n'était pas de sa faute d'une voix mielleuse et sentimentale, elle décida que c'était exactement ce qu'elle allait faire. Histoire de lui apprendre un peu la vie.
Mais elle ne pouvait pas l'emmener avec elle. Il était possible qu'elle ait encore besoin de lui.
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« Alors Hiro, quelle est votre théorie? »
Le grand homme qui l'accompagnait haussa les épaules, bougon. « C'est impossible. »
Ils venaient de quitter la maison de Reito Kanzaki et avançaient à présent vers la place centrale sans prendre garde au froid qui mordait leurs visages. Les deux autres officiers étaient restés à l'intérieur. L'un d'entre eux se verrait sans doute ordonner de ne pas quitter la demeure du maire jusqu'à la fin de la journée, où il serait remplacé par un autre. Et ainsi de suite. Les rondes avaient commencé.
Shizuru tourna la tête vers lui en souriant patiemment. « Ara, et pourquoi donc? »
Il secoua la tête. « Il n'y a qu'une seule porte pour accéder au bureau », commença-t-il, « Si Kanzaki a accouru dès qu'il a entendu du bruit comme il l'a dit, il aurait dû trouver l'intrus dedans ou le rencontrer sur le chemin, non? »
« Vous oubliez la fenêtre. »
« Mais une fenêtre ne s'ouvre pas de l'extérieur! » s'exclama-t-il en battant des bras. Shizuru le regarda faire en continuant de marcher tranquillement vers le Souffle de Kagutsuchi. Il reprit avec véhémence. « Il ne pouvait pas entrer par là, commissaire! »
Elle rit. « Je n'ai pas dit qu'il était entré par là, Hiro. » Elle s'apprêtait à poursuivre lorsqu'elle vit la voiture de police garée devant la maison des Yumemiya. Elle soupira avant de sourire, soulagée. Haruka l'avait donc écoutée.
La veille, elle avait demandé à son amie de bien vouloir mettre les Yumemiya sous surveillance. Si la petite famille avait hâte de quitter le village, il était difficile de laisser partir qui que ce soit tant que l'enquête n'était pas achevée. Shizuru n'avait donc pas eu beaucoup de choix. Puisque Shiro et sa famille n'avaient pas le droit de prendre la poudre d'escampette, les forces de l'ordre devaient les en empêcher. Elle espérait ne pas s'être trompée. Elle ne pensait pas que les Yumemiya étaient responsables de ce qu'il se passait à Osomura, mais ils étaient de toute évidence terrifiés.
Pour leurs vies.
Et elle savait d'expérience qu'il serait plus facile de les protéger s'ils restaient près d'elle. Si elle les laissait partir, ils seraient livrés à eux-mêmes.
Elle avait eu tant de mal à convaincre Haruka de la nécessité d'une telle initiative qu'elle peinait à réaliser qu'elle avait réussi et que des policiers étaient effectivement en poste autour de la maison des Yumemiya. Les consignes étaient simples dans ce genre de situation : personne ne sort sans autorisation, et surtout, hormis les résidents, personne ne rentre. Si l'un des membres de la famille doit aller quelque part, un agent l'accompagne. Le jour, la priorité était d'empêcher la famille de s'enfuir. La nuit, le but était de ne laisser personne les approcher.
Qu'ils le désirent ou non, elle les protégerait.
Hiro se pencha vers elle lorsqu'il vit ce qu'elle observait avec tant d'insistance. « Je suis dans l'équipe de jour », déclara-t-il en souriant calmement, « je crois que je vais devoir vous abandonner, commissaire. »
Elle le regarda, faussement outrée. « Ara, déjà? Mais que vais-je devenir sans vous, Hiro? »
Il grimaça. « Un jour, je dirai au commissaire Suzushiro que vous me martyrisez », annonça-t-il en se grattant l'arrière du crâne.
« Pauvre Hiro, vous êtes un incompris. »
Le géant s'apprêta à répliquer vertement lorsqu'une touffe de cheveux roux déboula depuis la porte d'entrée de la maison des Yumemiya et commença à courir vers le Souffle de Kagutsuchi en criant. « Claire! »
Shizuru le regarda faire sans bouger le petit doigt. Elle sentit pourtant sa bonne humeur fondre en quelques instants en voyant le petit bonhomme se précipiter dehors. « Je crois », dit-elle en tapotant l'épaule de son interlocuteur, « que votre mission vient de s'échapper, Hiro ». Au moment où elle prononçait ces mots, un uniforme émergea à son tour depuis la porte d'entrée et commença à courir vers le petit garçon en jurant. Lorsqu'il passa devant eux, il s'arrêta brièvement, salua Shizuru en faisant un garde-à-vous hâtif et fit mine de repartir avant d'être sèchement tiré vers l'arrière par le col de son manteau.
La voix de Shizuru claqua. « Restez-ici, vous, j'ai quelques mots à vous dire » siffla la jeune femme. « Hiro », ordonna-t-elle en se tournant vers lui, « allez récupérer Raki, il est au Souffle de Kagutsuchi. » Il la salua sans un mot et se détourna rapidement pour courir vers l'endroit indiqué.
« Vous », commença-t-elle en avançant vers la maison des Yumemiya sans le regarder, « vous me suivez ». Elle pénétra dans le hall d'entrée, sans avoir à crocheter la serrure cette fois, et avisa les trois autres hommes qui se trouvaient à l'intérieur et qui tentaient en vain de calmer une femme aux cheveux noirs hystérique. Rena Yumemiya. À ses côtés, son mari semblait défait, mais ne disait rien. Il semblait assommé par la situation. Shizuru serra les poings discrètement. Si elle avait su que les policiers de Furano avaient autant de tact qu'un bulldozer, elle aurait mené l'opération elle-même.
Haruka avait dû déteindre sur eux, les pauvres.
Rena criait, le visage convulsé de rage, et les trois agents en uniforme avaient depuis longtemps perdu leur calme, s'ils en avaient jamais eu. Derrière elle, le quatrième homme était plus silencieux qu'un mort.
Lorsque Shizuru leva les yeux, elle vit avec horreur qu'une petite fille contemplait la scène qui se déroulait devant elle avec de grands yeux bleus terrorisés, perchée sur l'une des marches des escaliers. Elle serra alors les poings si forts qu'ils lui firent mal.
Ces espèces de...
Elle expira fortement par le nez et ajusta sèchement son manteau avant d'avancer à l'intérieur. Lorsque ses talons claquèrent contre le sol en annonçant son arrivée, les voix moururent et tout le monde se tourna vers elle de concert. Les trois uniformes se mirent immédiatement au garde-à-vous.
Ils ne le savaient pas encore, mais ils allaient le rester longtemps.
Un grand sourire explosa sur son visage et elle prit la parole avant que l'un d'entre eux n'ait eu le temps de prononcer le moindre son. « Ara », commença-t-elle en rejetant une mèche de cheveux derrière son épaule, « gardons notre calme, nous ne voudrions pas alerter la moitié du village de ce petit malentendu, hum? »
Un ange passa. Puis tout explosa.
Rena hurla. « Vous! De quel droit! J'exige que vous quittiez ma maison immédiatement, vous m'entendez? » Les agents grimacèrent en l'entendant. La brune fit quelques pas vers Shizuru -qui la regardait avec un semblant de curiosité- en serrant les mains avant de s'arrêter à quelques centimètres d'elle, menaçante. « Vous n'avez pas le droit! Vous- »
Une voix fatiguée l'empêcha de poursuivre. Derrière elle, Shiro Yumemiya soupira. « Rena, arrête, s'il te plait. »
Elle se tourna vers lui, médusée. « Non, Shiro », tonna-t-elle en pointant le commissaire du doigt, « Comment peux-tu rester ici sans rien faire? »
Shizuru tenta de l'interrompre en ignorant le doigt meurtrier qui menaçait sa poitrine. « Ara, si je peux me permettre- » A peine eut-elle ouvert la bouche qu'elle le regrettait déjà. Rena, fermement campée sur ses deux jambes, se tourna à nouveau vers elle comme une furie et lui coupa sèchement la parole.
« Vous êtes dans ma maison », scanda-t-elle, « et je ne vous permets pas! »
Tant de rage. Tant de colère. Shizuru regarda Rena lui hurler dessus, hystérique, sans l'entendre. Cette femme, songea-t-elle avant de se corriger, cette mère, était une véritable tigresse. Elle se demanda furtivement ce qu'il serait advenu des macaques en uniformes qui lui servaient d'agents si elle n'était pas intervenue pour les protéger de la fureur animale qui risquait à tout moment de l’anéantir. Les pauvres petites choses.
Ce que Rena ne pouvait pas savoir, c'est que Shizuru faisait également partie de la liste des prédateurs. Du moins le croyait-elle. Aussi, plutôt que de laisser la femme la gratifier plus longtemps de ses cris de délire, elle leva la main et lui fit signe de regarder derrière elle.
« Je crois que votre fille a besoin de vous », annonça-t-elle simplement. La tigresse se retourna instantanément et après avoir constaté l'état dans lequel se trouvait Arika se précipita vers son enfant pour la couvrir de ses bras, invitante, douce et de nouveau plus ou moins inoffensive. Shizuru s'en félicita et remercia silencieusement la petite fille pour son aide involontaire.
Elle se tourna ensuite vers Shiro, qui l'examinait silencieusement, comme s'il essayait de deviner ses intentions par la simple force du regard. Elle releva un sourcil dans sa direction avant de s'adresser à lui de sa voix la plus agréable.
« Je suis navrée de contrarier vos projets de vacances anticipées, mais vous devez savoir que je n'ai pas vraiment d'autre possibilité. »
Elle sourit un peu plus à l'entente de sa rime alors qu'il lui renvoyait un regard abasourdi. « Comment savez-vous- »
Elle claqua sa langue contre son palais. « C'est mon travail de savoir, Shiro. »
Une voix éclata au dessus d'eux avec mauvaise humeur. « Vous n'avez pas le droit de nous empêcher de partir! » La tigresse était de retour, un bras passé autour des épaules de sa fille, qui s'agrippait à ses hanches de toutes ses forces en regardant la scène avec appréhension. La rage pulsait toujours au fond de ses pupilles et elle semblait prête à rugir et à bondir sur elle à tout instant. « Vous ne m'empêcherez pas de protéger mes enfants! »
Shizuru soupira et la gratifia d'un sourire placide qui devait être, elle le sentait, absolument insupportable. « Madame Yumemiya, serait-il possible pour chacun d'entre nous de communiquer sans avoir à craindre pour le respect de son intégrité physique? Calmement, dans l'idéal? »
Pour toute réponse, la femme croisa les bras en jetant à son mari un regard noir, la fillette toujours cachée dans les plis de son pantalon, avant de reporter son attention sur elle avec dédain.
Le sourire de Shizuru s'agrandit et elle claqua des mains. « Bien! Je suis ici pour vous rappeler les termes de notre petit arrangement. »
« Arrangement? » s'insurgea l'autre femme, « est-ce que c'est une plaisanterie? »
« C'est pourtant bien d'un arrangement qu'il s'agit, madame », persista Shizuru en désignant les quatre sbires qui commençaient à trouver leur position inconfortable. « Il vous est interdit de quitter Osomura jusqu'à nouvel ordre parce que nous ne pouvons autoriser le départ de suspects-témoins-victimes potentiels durant une enquête. Mais vous devez comprendre que ce n'est pas une punition. »
« Si ça n'en est pas une », répliqua Shiro avec force, « comment est-ce que vous l'appelez, commissaire? »
« Ce sont des mesures de protection, Shiro. »
Une fois encore, ce fut un rugissement indigné qui lui répondit. « De protection? » Rena Yumemiya la contemplait, médusée et affolée. « Parce que quitter le village n'est pas le meilleur moyen de se protéger peut-être? »
Shizuru secoua la tête. « Non madame. Au contraire. » L'un des quatre agents de police rompit soudainement sans son accord et elle lui jeta un regard torve. Il se remit au garde-à-vous immédiatement, livide. Elle reprit avec aisance, comme si de rien n'était. « Je ne suis pas stupide », déclara-t-elle avec un sourire indulgent, « je sais que si vous souhaitez tant partir, c'est parce que vous vous sentez menacés et je suis d'ailleurs très curieuse d'entendre vos raisons. »
Le couple ne cilla pas en l'entendant. Shizuru ne put réprimer la pointe d'admiration qui se logea dans son cœur en les voyant. C'était un couple harmonieux et soudé. C'était une magnifique famille, si différente de ce qu'elle avait connu lorsque ses parents étaient encore avec elle. Les Fujino n'étaient pas unis, sauf lorsqu'il s'agissait de parler d'argent. Pour ce qui était du reste, y compris l'éducation de leur fille unique, chacun faisait simplement en sorte de ne pas gêner l'autre.
Shizuru les regarda l'un après l'autre. « Dites-moi, qu'arrivera-t-il si vous êtes attaqués au milieu de nulle part, sans personne pour venir à votre aide? Je vous en prie, acceptez d'être mis sous ma protection, c'est la meilleure chose à faire. »
Il y eut un silence de concertation entre les deux époux avant que Shiro ne finisse par baisser la tête, défait. « Je crois qu'elle a raison, Rena. »
Le regard implorant qu'elle lui renvoya fut sa seule réponse.
La conversation silencieuse fut brisée par l'arrivée tonitruante de Hiro Nakamura, qui transportait sur ses épaules un paquet pour le moins nerveux qui ne cessait de gesticuler dans tous les sens pour tenter de s'échapper. Il fit un bref salut avant de reposer Raki sur le sol, lequel se précipita contre sa mère en disputant la place à sa grande sœur, et fronça les sourcils en voyant les postures angoissées de ses camarades. Ce à quoi Shizuru répondit par un haussement d'épaules désintéressé.
« Shiro? » demanda-t-elle finalement afin de regagner son attention. Il se tourna vers elle sans rien dire. « Pourquoi vous sentez-vous menacé? »
Il inspira profondément avant de serrer les poings. « Parce que je sais que ce qui rode dans ces montagnes n'a rien d'un être humain. »
Elle ne put s'empêcher de soupirer cette fois, consternée. Combien de personnes encore allaient lui dire qu'un être surnaturel était l'assassin qu'elle recherchait? Elle allait finir par croire qu'ils lui racontaient ces histoires pour protéger la vérité. Elle s'arrêta sur cette pensée. Ils n'oseraient tout de même pas, si? Elle détailla Shiro Yumemiya avec un sourire moqueur. « Les vampires n'existent pas, Shiro. »
Il lui renvoya un regard noir. « Je n'ai pas dit que c'était un vampire. J'ai des enfants commissaire, je ne veux pas les perdre », annonça-t-il en se redressant pour se rendre plus grand. « Et je sais que des hommes en uniformes ne suffiront pas à repousser la bête qui vagabonde ici », lui dit-il en soutenant son regard. « Si vous le pensez encore, vous n'irez nulle part. »
____________________ _____
« Bien », déclara-t-elle avec enthousiasme en regardant les quatre hommes qui lui faisaient face, toujours péniblement tendus en un garde-à-vous cruel, « maintenant que j'ai réglé cette situation avec le professionnalisme et le tact que l'on attend de n'importe quel agent de police, j'aimerais que vous me remerciiez, si possible, pour vous avoir sauvé la vie ».
Ils étaient à l'extérieur de la mansion, alignés comme des soldats dans la neige encore fraiche, et Shizuru Fujino se tenait devant eux, avec son manteau impeccablement repassé et ses chaussures d'une propreté irréelle, à les regarder avec un sourire carnassier. Les hommes de Haruka Suzushiro avaient l'habitude des empoignades musclées de cette dernière et avaient appris à courber l'échine lorsque, rouge de colère, leur commissaire leur hurlait dessus jusqu'à ce qu'ils se jurent de ne plus jamais recommencer. Aucun d'entre eux ne sut comment réagir lorsqu'ils virent le large sourire et la posture détendue du commissaire Fujino. La seule chose dont ils étaient certains, c'est que la lueur dangereuse dans le regard de la jeune femme leur donnait l'impression d'être au menu du prochain dîner de famille. Et c'était angoissant.
Aussi, ils s'inclinèrent tous de concert avec sécheresse, jusqu'à ce que leur nez touche leurs genoux et que les muscles de leurs jambes crient au meurtre. Ils attendirent ensuite l'orage qui ne vint jamais. Ils virent simplement les bottes immaculées du commissaire se balader en face de chacun d'eux et les regardèrent avec une anxiété grandissante pendant ce qui leur sembla être une éternité avant que leur supérieur ne prenne la parole. Presque en chantonnant, comme si elle s'apprêtait à faire la présentation du journal télévisé.
« Je vous ai demandé de me remercier, pas d'embrasser vos genoux. »
Lorsqu'elle parla, ils purent entendre l'acide qui se cachait derrière l'accent agréable de Kyoto et blêmirent, hésitants. Cela voulait-il dire qu'ils avaient l'autorisation de se redresser? Ne valait-il pas mieux ne pas bouger? Le premier à le faire s'exposait-il à des représailles massives? Ils se regardèrent sans bouger, chacun mettant son voisin au défi de prendre l'initiative. L'accent moqueur de Shizuru Fujino résonna au-dessus d'eux lorsqu'elle parla à nouveau.
« Ara, puisque vous insistez, restez comme ça, je ne doute pas que ce soit très confortable. »
Ils jurèrent mentalement. Ils avaient eu le droit de se redresser, et maintenant ils ne l'avaient plus. Les muscles de leurs jambes continuaient de crier grâce, leurs yeux ne voyaient que la neige et les bottes noires du commissaire, et le sang commençait à leur monter à la tête.
Lorsqu'ils l'entendirent à nouveau, ils s'affaissèrent en grimaçant, livides. « Savez-vous, messieurs, pourquoi vous êtes ici? »
Aucun d'entre eux n'osa lui répondre. Lorsque les bottes migrèrent dans le champ de vision de l'un d'entre eux et s'arrêtèrent face à lui, il bafouilla comme un enfant s'exprimant pour la première fois. « P-pour s-surveiller les Yume-memiya commissaire! »
« Ara, c'est exact, et pourquoi faut-il les surveiller? »
« P-pour les protéger, commissaire! »
Il y eut un silence malveillant. Les bottes bougèrent encore, impitoyables, et les regardèrent, narquoises. Aucun d'entre eux ne savait ce qu'il se passait, ni pourquoi ils réagissaient de cette manière. Aucun d'entre eux n'auraient su expliquer l'angoisse qui commençait à les étouffer, ni pourquoi ils ne parvenaient pas à s'en défaire. La seule chose qu'ils savaient était que Shizuru Fujino continuait de sourire agréablement en les regardant quant bien même aucun d'entre ne voyait son visage, que ce n'était un sourire ni cruel, ni féroce, et que ce sourire était inexplicablement plus terrorisant que le plus implacable des rictus. Et les quatre hommes se rendirent compte, au même moment, qu'ils suffoquaient.
Shizuru Fujino parla encore. « Et comment pensez-vous parvenir à protéger une famille entière quand vous êtes incapable d'empêcher un enfant de s'échapper devant vous, par la porte, de la maison que vous êtes sensée condamner? »
C'était comme entendre une sirène chanter. Et c'était plus terrifiant que n'importe quel hurlement sauvage. Leur sang se glaça dans leurs veines. Leurs jambes hurlèrent.
Et l'un d'entre eux tomba à genoux. Le commissaire le regarda alors avec une fausse curiosité et une inquiétude mensongère avant de pencher la tête sur le côté en souriant. « Pourquoi ne vous êtes-vous pas redressé, si c'était si inconfortable? » demanda-t-elle.
Aussitôt, les trois autres hommes se redressèrent, livides et chancelants, et chacun d'entre eux comprit qu'elle se fichait bien de l'état dans lequel ils se trouvaient, qu'elle en était même satisfaite et qu'elle considérait leur avoir infligé une leçon méritée.
Elle tourna les talons, leur fit un geste de la main en guise d'au revoir, et les laissa trembler seuls dans la neige. Ils se regardèrent, ahuris.
Et se jurèrent de ne plus jamais baisser leur vigilance.
Shizuru de son côté pensait déjà au thé qu'elle allait demander à Mai lorsqu'elle serait de retour au Souffle de Kagutsuchi. Après tout, c'était l'heure du petit-déjeuner. Et le petit-déjeuner était sacré. Elle réprima un bâillement en réalisant à quel point elle avait du mal à être matinale.
Lorsqu'elle vit Natsuki Kuga la regarder, adossée contre le mur de l'hôtel, elle ne put s'empêcher de se demander s'il existait une malédiction qui persistait à mettre des obstacles sur son chemin vers le thé tant attendu. Ce qui ne l'empêcha pas de se diriger vers la jeune femme avec curiosité et prudence.
Leur dernière rencontre ne s'était pas terminée de la plus belle des façons.
Natsuki se décolla du mur à son approche et quelques secondes plus tard elles se trouvaient face à face et se jaugeaient du regard sans rien dire. Lorsqu'une rafale de vent fit virevolter des flocons de neige entre elles, Shizuru eut la sensation désagréable d'être en train de livrer un duel. Comme dans ces films où deux cowboys s'apprêtaient à s'entretuer, prêts à dégainer leurs armes au moindre mouvement brusque de leur adversaire.
Mais elle avait sans doute trop regardé de western lorsqu'elle était à l'école d'officiers et que Haruka la forçait à regarder la télévision le soir plutôt que de se plonger dans ses livres de cours. Elle leva les yeux au ciel en se remémorant ces quelques souvenirs et franchit les derniers mètres qui la séparaient de la jeune femme brune. Natsuki n'avait visiblement pas l'intention de les parcourir elle-même et lui lançait un regard critique en la voyant approcher.
Duran surgit de l'une des ruelles et trottina vers elles alors qu'elles continuaient de se défier silencieusement avant de s'affaler dans la neige pour les regarder avec ennui.
Shizuru ne l'aurait avoué pour rien au monde, mais elle était soulagée de voir la jeune femme. Terriblement. L'idée de devoir lui courir après pour continuer ce qui avait été si brutalement interrompu la veille ne l'enchantait guère. Surtout qu'il aurait alors fallu qu'elle s'excuse.
Et Shizuru ne s'excusait jamais, à moins d'avoir quelque chose à y gagner.
Le silence s'éternisait. Natsuki finit par soupirer en croisant les bras. « Bon, écoutez », grimaça-t-elle d'une voix rauque, « je suis désolée d'avoir aussi mal réagi hier. Je n'avais pas à vous hurler dessus. »
Ces quelques phrases semblèrent visiblement lui arracher la gorge. Shizuru releva un sourcil en la contemplant avant de se rendre compte que son interlocutrice attendait qu'elle lui réponde. « Ara, Natsuki, bonjour », annonça-t-elle avec, amusée. « Comme je ne doute pas que ces excuses sortent du fond du cœur, je pense que je peux les accepter. »
La brune lui décocha un regard noir avant de l'examiner avec insistance, comme si elle attendait quelque chose. Du coin de l'œil, elle vit Duran se redresser légèrement elle la regarder avec ce qui ressemblait à de la curiosité. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser ce que les deux compères espéraient d'elle.
« Dites », commença-t-elle, « vous ne vous attendiez quand même pas à ce que je présente mes excuses en retour, si? »
Natsuki soupira en levant les yeux au ciel. « Vous ne pouvez vraiment pas vous en empêcher, n'est-ce pas? », souffla-t-elle, consternée. Shizuru s'assit sur les marches de pierre devant l'entrée de l'hôtel avec humour. « M'empêcher de? »
La jeune femme s'affala à ses côtés avec irritation. « D'être désagréable », maugréa-t-elle avec mauvaise humeur.
« C'est que vous m'en demandez beaucoup, là, Natsuki. »
Cette dernière s'ébroua sans rien dire, balayant sa réponse d'un mouvement d'épaule désintéressé. Duran grogna derrière elle et Shizuru lui lança un regard affligé avant d'afficher une moue boudeuse. « Bien, d'accord », lâcha-t-elle, « je suis désolée pour le verrou, satisfaite? »
La jeune femme grogna de dépit avant de lui réponde avec cynisme: « Tant de sincérité m'honore. » Alors qu'elle crachait ces mots, elle chercha à se lever.
« Comme je viens de le dire, vous m'en demandez beaucoup. Ceci dit », reprit Shizuru en forçant la brune à rester assise à ses côtés en la tirant par le bras, « je pense que nous sommes parties du mauvais pied, vous et moi. » Natsuki lui lança un regard incrédule. Sans doute avait-elle elle aussi en tête le fait qu'elles avaient bien failli s'entretuer lors de leur première rencontre, au milieu des bois et de la nuit. Shizuru la sentit se détendre et se rasseoir. Elle sourit avec appréciation.
Cette femme était vraiment quelque chose d'autre.
Elle poursuivit en relâchant le bras qu'elle tenait pour taper sympathiquement sur l'épaule de la brune. « J'aimerais vraiment ne pas avoir à vous menacer à chaque fois que je vous pose une question, Natsuki », affirma-t-elle en souriant. « Et je suis sûre que vous aussi », ajouta-t-elle.
Les deux femmes sombrèrent dans un silence contemplatif. Au bout de quelques minutes, Natsuki désigna la maison des Yumemiya du menton. « Vous avez appris où à faire ça? » demanda-t-elle.
Shizuru fronça les sourcils. « Ara, à faire quoi, Natsuki? »
La jeune femme pointa de la main les quatre officiers qui étaient sans aucun doute en train de mettre en place le plan d'action le plus efficace de leur carrière. « Terroriser vos hommes en souriant », lâcha-t-elle d'une voix neutre.
« Oh », réalisa l'autre, « vous avez vu ça. »
Natsuki hocha la tête, pensive, et Shizuru se demanda ce qu'elle devait lui répondre. Elle n'avait pas envie de rompre la trêve si péniblement établie quelques secondes plus tôt. Elle soupira mentalement en réalisant que si elle voulait que Natsuki réponde aux questions qu'elle voulait lui poser, il lui faudrait livrer quelques petites vérités également.
Shizuru saisit donc la perche qui lui était tendue avec prudence en se refusant de laisser passer sa chance. « J'aimerais dire que je l'ai appris », répondit-elle avec légèreté, « mais d'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours su le faire. » Elle pencha la tête sur le côté avant d'ajouter avec un sourire mesquin. « C'est comme ça que je me suis débarrassée de mon professeur de piano. »
Natsuki la contempla sans comprendre.
« Je n'aimais pas jouer du piano », expliqua-t-elle comme si c'était une évidence qui justifiait les moyens employés pour parvenir à faire fuir le vieil homme qui avait en vain tenté de lui enseigner quelques mélodies.
« Vous avez un problème, c'est effrayant », constata l'autre femme avec réprobation.
« Merci », répliqua-t-elle avec un sourire suffisant, « mais ça fait partie de mon travail. »
Natsuki fronça les sourcils, visiblement sceptique.
« Pour les interrogatoires », précisa le commissaire. À Tokyo, elle était reconnue pour ce petit talent, si utile et efficace, qui l'avait aidé à résoudre un nombre incalculable de dossiers.
Les yeux de la brune s'agrandirent lorsqu'elle réalisa de quoi il était question et elle hocha la tête, le visage fermé. Shizuru fut surprise de la voir garder son calme aussi longtemps sans que son tempérament sauvage ne reprenne le dessus.
Elle fait des efforts, réalisa-t-elle, elle essaye vraiment.
Elle se décida à pousser sa chance un peu plus loin. Il était temps de redevenir un tant soit peu sérieuse. « Ara, et en parlant de cela », reprit-elle d'un ton enjoué en la regardant, « je pense que je devrais finir le vôtre. »
Natsuki grogna en se tournant vers elle, le regard dur. « Parce que c'était un interrogatoire? »
« Au départ, non », rétorqua l'autre femme sans se démonter, « mais maintenant oui », affirma-t-elle avec gravité. « Vous êtes trop secrète pour être honnête », ajouta-t-elle.
Et malgré son sourire, Shizuru était mortellement sérieuse. Quoique ce fut que Natsuki Kuga avait à cacher, elle le découvrirait. Cette dernière sembla également sentir la tension qui venait de s'installer et Shizuru put voir les muscles de sa mâchoire se serrer. Elles se jaugèrent du regard un long moment avant que la voix grave et froide de Natsuki ne s'élève.
« Je suis un suspect, c'est cela que vous voulez dire, Shizuru? »
Cette dernière se força à ne pas grimacer à l'entente de son prénom et lui répondit avec un sourire dur. « Non. » Natsuki sembla se détendre légèrement en entendant ses paroles, mais elle pouvait voir la rage continuer de rugir dans ses yeux. « Mais je n'aime pas les secrets », avoua-t-elle alors pour voir ce qu'il adviendrait de toute cette fureur qui semblait habiter cette jeune femme.
Ce fut à cet instant que Shizuru réalisa qu'elle n'avait jamais rien vu d'autre. Dans ces yeux, il semblait ne jamais y avoir eu autre chose qu'une colère inexplicable, une rage à peine endiguée qui menaçait à chaque instant de se répandre sur n'importe qui. Et ces yeux criaient à Shizuru que Natsuki Kuga était dangereuse. Aussi bien pour elle-même que pour les autres. Peut-être que la jeune femme ne s'en rendait elle-même pas compte. Mais personne ne pouvait vivre avec tant de violence dans les veines. Shizuru en fut profondément perturbée. Ce regard avait définitivement quelque chose de familier qu'elle n'osait pas reconnaître.
Elle se demanda si le meurtre d'une mère pouvait avoir cet effet sur un enfant.
Son estomac se tordit et elle frémit en songeant à la réponse qu'elle pourrait obtenir.
« Si je réponds à toutes vos questions et que vous voyez que je suis innocente », murmura Natsuki en la tirant de ses pensées, « vous me laisserez tranquille? »
« Bien sûr », répondit Shizuru avec une inhabituelle douceur, comme si elle s'apprêtait dompter une bête sauvage, « je l'aurais déjà fait s'il n'avait pas été si difficile de... de vous atteindre. » Elle se leva en époussetant son manteau. « Nous pouvons le faire maintenant, si vous voulez. Je vous offre le thé, enfin, Reito Kanzaki vous offre le thé. »
Natsuki se releva en grimaçant. « Une autre fois ». Duran se redressa et commença à trottiner en direction des montagnes, comme s'il avait compris que la conversation touchait à sa fin.
Shizuru la regarda se détourner pour le suivre. « Ara », souffla-t-elle, « pourquoi donc? »
La brune se tourna à nouveau vers elle et lui offrit un sourire triste. « Je suis interdite d'entrée. »
Les deux femmes échangèrent un long regard. Shizuru se demanda si ce sourire n'était pas destiné à Alyssa, et se promit de demander à Natsuki ce qui la poussait à rechercher la présence de la fillette avec autant d'assiduité. Mai voulait visiblement la maintenir le plus loin possible de sa fille en prenant toutes les mesures possibles et imaginables pour y parvenir.
« Est-ce que cela veut dire que je vais à nouveau devoir vous traîner chez les Wang? », demanda-t-elle sans chercher à cacher le sourire qui naissait sur ses lèvres.
Natsuki grimaça. « J'aimerais éviter. »
« À vrai dire moi aussi. J'avais une autre idée. »
« J'aurais dû m'en douter. »
« Ne faites pas cette tête, Natsuki, ça pourrait vous plaire, vous savez. » Devant le regard méfiant dont cette dernière la gratifia, elle continua. « Il y a un moment que je souhaite aller aux Trois Frères, je me disais que vous pourriez m'y emmener. »
Contre toute attente, la brune sembla réellement contempler cette idée sans trop d'animosité. Un ange passa avant qu'elle ne hoche sèchement la tête, comme si le fait que Shizuru puisse proposer quelque chose à laquelle elle pouvait adhérer lui donnait la nausée. Cette dernière s'applaudit avec enthousiasme en décidant d'interpréter ce hochement de tête comme l'expression d'un engouement impétueux.
« Fantastique! Demain? »
La brune soupira et acquiesça à nouveau après avoir haussé les épaules comme pour révéler le fait qu'elle se fichait bien de savoir quand elles allaient se revoir.
« Ara, formidable », s'exclama le commissaire en souriant à pleine dent avant de lui envoya un regard moqueur. « Je savais que vous trouveriez du réconfort dans la compagnie de ces magnifiques statues antiques. »
Natsuki lâcha un rugissement animal, dépitée. « Vous êtes vraiment- »
« Intelligente? Géniale? Fantastique? Magnifique? »
« Insupportable. »
____________________ _____
Mai toqua à la porte de sa chambre avant d'entrer, un plateau sur lequel se trouvaient une tasse et une théière entre les mains. Depuis son bureau, Shizuru releva la tête pour l'accueillir avec un sourire de gratitude.
« Bonjour, Shizuru », déclara l'hôtelière en avançant vers le centre de la pièce pour déposer le plateau qu'elle transportait sur une petite table basse, « vous ne voulez pas déjeuner en bas aujourd'hui? »
« Mai, bonjour », répondit-elle en la regardant faire. « Je préfère rester ici pour l'instant, oui. »
La rousse la regarda, sceptique. « C'est parce que les archéologues sont encore en train de déjeuner, n'est-ce pas? », demanda-t-elle en saisissant la théière afin de verser le thé dans la petite tasse qui se trouvait à ses côtés.
Shizuru lui offrit un sourire rassurant. « Ara, ce n'est pas de leur faute », affirma-t-elle, « j'ai simplement besoin de calme. » La rousse sembla se satisfaire de cette réponse et reporta son attention sur sa tâche, inconsciente du regard examinateur que le commissaire posait sur elle. Car si Shizuru n'avait pas souhaité s'asseoir à la table qu'elle occupait habituellement, c'était avant tout parce qu'elle n'avait pas voulu avoir à faire la conversation avec Mai Tate.
Mai, qui semblait parfaite en tout point mais qui paraissait avoir également des petits secrets et des attitudes un tant soit peu dérangeantes. Interdire l'accès de son hôtel à Natsuki Kuga était l'une de ces attitudes qui commençaient à titiller la curiosité mal placée du commissaire.
Car aussi parfaite qu'elle souhaitait le montrer, Mai ne semblait pas moins raciste que les autres habitants d'Osomura en ce qui concernait les étrangers. Et Shizuru commençait à se demander si son statut de commissaire et ses petites manipulations ne l'avaient pas protégée de son propre statut de « femme d'ailleurs ». Le fait que personne n'ait jugé approprié de la prévenir lorsque des animaux avaient été retrouvés morts la veille était un autre exemple.
« Vous semblez fatiguée », constata l'hôtelière avec inquiétude en achevant de verser le thé fumant dans la tasse, « est-ce que vous dormez convenablement, Shizuru? »
« Les journées sont longues, mais ne vous inquiétez pas, Mai, je suis solide. »
Cette dernière lui offrit un sourire d'encouragement. « J'espère que l'enquête avance », babilla-t-elle, « j'ai vu que des policiers étaient postés autour de la maison des Yumemiya, est ce- »
« Pour les protéger », la coupa Shizuru avec fermeté malgré son sourire. « Mes hommes sont ici pour les protéger », répéta-t-elle une seconde fois. Elle savait à quel point les rumeurs pouvaient aller vite et elle ne souhaitait pas que la réputation de la petite famille soit entachée par sa faute. En faire part à Mai était le meilleur moyen de faire circuler l'information le plus rapidement possible.
Il fallut attendre plusieurs minutes avant que Mai ne quitte sa chambre. Dès que la porte fut fermée, Shizuru avança à grands pas vers le plateau laissé là et s'empara de la tasse de thé fumante qui y résidait.
C'était un simple thé vert.
Elle hésita un instant avant de reposer la tasse sur le plateau et la contempla en serrant les dents. Ses propres pensées la narguaient. Comment pouvait-elle être certaine que ce thé n'était pas empoisonné? Pouvait-elle faire confiance à Mai, simplement parce qu'elle avait la plus jolie fille du monde? Comment être certaine? Elle serra les poings et se leva brusquement avant de marcher à grands pas vers le lavabo de la petite salle de bain.
Elle ouvrit le robinet d'eau froide et s'aspergea le visage plusieurs fois de suite avant d'agripper le rebord.
Elle devenait paranoïaque. Ce village, ses habitants, la moindre petite pierre s'y trouvant lui semblaient être des menaces. Mais il n'y avait qu'un seul assassin, n'est-ce pas? Le village tout entier ne pouvait pas être impliqué!
Pourtant elle le sentait, en elle, cet instinct qui l'implorait, qui lui soufflait d'être plus prudente encore, qu'il se passait quelque chose d'anormal, qu'elle était piégée. Elle était troublée, en tout cas.
Une chose se cachait à Osomura, une menace qu'elle n'était pas la seule à ressentir. Reito la sentait également. Tomoe, réalisa-t-elle, Tomoe Marguerite avait également conscience de ce qu'il se passait sans pour autant pouvoir l'expliquer. Elle se souvenait de ce que la jeune femme lui avait dit, aussi clairement que si elle venait de l'entendre.
Parfois, vous vous sentez suivie, mais il n'y a personne derrière vous. Parfois, vous entendez des pas à côté de vous, mais il n'y a rien. Il arrive que le vent change brusquement de sens, ou qu'une brise se lève d'un seul coup pour retomber aussitôt.
Mais que se passait-il, exactement?
Elle soupira et repoussa quelques mèches de cheveux avant de relever la tête pour croiser son propre regard dans le miroir. Des cernes commençaient à apparaître en dessous de ses yeux, témoins silencieux de la difficulté qu'elle avait à trouver le sommeil depuis son arrivée. Shizuru songea à nouveau à Natsuki en scrutant son reflet.
Elle se souvint de ce qui l'avait tant perturbé dans le regard furieux de la jeune femme et pourquoi elle en avait eu peur. Ces yeux rouges, qui la fixaient depuis le miroir, renfermaient la même rage, la même insatiable colère. Ce même tourbillon de violence qu'elle savait avoir dans son sang depuis des années. C'était parce qu'elle avait conscience de ces émotions dangereuses qu'elle était parvenue à dompter l'animal qui sommeillait en elle. Elle l'avait enchainé, méticuleusement, avait sans cesse renouvelé sa cage afin qu'il ne puisse jamais en sortir.
Surtout depuis la dernière fois qu'elle l'avait laissé rugir. Elle préférait ne même pas repenser à cette incommensurable catastrophe.
Mais ce qu'elle voyait dans les yeux de Natsuki Kuga, ce même animal féroce, était sauvage, libre, complètement déchainé.
Et incroyablement dangereux.
Shizuru continua de défier son reflet jusqu'à ce que Haruka l'appelle pour lui dire que le bétail mort la veille était en train d'être analysé.
Elle avait hâte. De partir d'ici. |
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Briseglace Otome Corail
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Posté le: Ven Fév 11, 2011 11:11 am Sujet du message: |
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Le Rendez-vous des Princes
Chapitre 8
La salle d'interrogatoire du commissariat de Furano n'était pas différente de celles que l'on trouvait à Tokyo. Mais sans doute étaient-elles toutes semblables. C'était une petite pièce vide aux murs sombres et nus. La lumière des néons la drapait d'une lueur spectrale désagréable, et la table esseulée qui se dressait en son centre ne faisait que rendre l'espace plus oppressant qu'il ne l'était déjà. Il y avait aussi deux chaises qui semblaient vouloir se battre en duel. Deux chaises ridicules, songea Shizuru en regardant l'intérieur de la pièce, dont l'une était occupée à l'instant même.
Par une personne qui n'aurait pas dû y être assise.
Shizuru n'était pas encore dans la salle d'interrogatoire. Elle se trouvait dans la pièce adjacente, celle depuis laquelle on pouvait voir, au travers d'un miroir teinté, tout ce qui se passait de l'autre côté. La pièce où, elle le savait, les enquêteurs aimaient se réfugier pour disséquer les réactions des personnes interrogées sans être vus, en toute sécurité.
Ce n'était pas comme si tout le monde était dupe. Personne ne l'était. Tous, ils savaient qu'ils étaient observés. Mais jamais par qui, ni combien, ni comment.
Shizuru pour sa part n'aimait pas se trouver derrière le miroir. Si elle s'y tenait à l'instant, les bras croisés et de mauvaise humeur, ce n'était que temporaire. Elle contemplait Tomoe Marguerite, dont la silhouette était voutée sur l'une des chaises, le visage encadré de mèches de cheveux asymétriques, et elle ne cessait de se demander ce que la jeune femme faisait là. Car ça n'était pas sa place.
Tomoe avait été amenée dans cette pièce pendant la nuit. Depuis, elle attendait. Shizuru, elle, l'observait. Elle se remémorait la journée qui s'était achevée il y avait seulement quelques heures et là encore, elle avait du mal à réaliser comment elle avait fait pour se retrouver dans cette situation.
____________________ _____
« C'était... une relation particulière », souffla Natsuki en glissant une mèche de cheveux noirs derrière son oreille. Le vent qui s'agitait dans les montagnes était glacé, mais la journée était belle. Elles étaient toutes les deux face à face, chacune adossée contre l'une des statues de granite qui composaient les Trois Frères. Duran les avait abandonnées lorsqu'elles s'étaient immobilisées et devait être en train de chasser dans son coin.
Les géants de pierres étaient moins imposants que ce que Shizuru avait imaginé. Ils n'étaient pas beaucoup plus grands qu'elle, et elle avait été déçue lorsqu'elles étaient arrivées sur les lieux. Mais ce qui l'avait ensuite choquée, c'était les détails avec lesquels ils avaient été sculptés. Taillés minutieusement dans la pierre granitique, avec une telle précision qu'elle pouvait percevoir leur regard.
Les trois statues se faisaient face et étaient disposées en triangle le long d'une large plateforme circulaire également taillée dans le granite. Cela laissait entre les deux femmes un respectable espace de quelques mètres. Shizuru estimait que c'était un périmètre de sécurité plutôt bienvenu.
Elle réajusta sa position, adossée contre l'armure de Chiba, le samouraï. « Pourquoi était-elle si particulière? »
Natsuki haussa les épaules en regardant la forêt qui s'étendait non loin. Elle était appuyée contre la statue qui semblait cacher dans les pans de sa robe un poignard et qui affichait un air serein. Akira. « Sans doute parce que j'étais fille unique et qu'elle m'a élevée seule. Vous savez, un peu comme si j'étais la seule chose au monde qui lui restait. »
Shizuru ne savait pas. Elle était elle-même fille unique et ne pourrait sans doute jamais assez le regretter. Son père n'était jamais là, toujours trop occupé pour aller rendre visite à son enfant, qui vivait pourtant dans la même maison que lui. C'était sa mère qui l'avait élevée. Elle aussi avait dû le faire seule, mais la comparaison s'arrêtait là.
Shizuru n'avait jamais eu l'impression d'être la seule chose au monde que sa mère chérissait. Elle avait plutôt eu la désagréable sensation au fil des années de n'être pour elle qu'un perpétuel regret.
Elle n'avait jamais su si c'était parce qu'elle était une femme, ou parce qu'elle n'avait jamais pu entrer dans le moule fabriqué pour elle. Elle ne savait pas non plus laquelle des deux réponses lui faisait le plus peur.
« Personne n'a jamais eu la moindre idée sur l'identité de son meurtrier? »
La brune secoua la tête avec un sourire dur. « Je sais que ma mère avait des ennemis, c'est une chose courante dans les laboratoires de recherche lorsque l'on a du talent. »
« Et Saeko avait du talent », continua Shizuru en tapotant son carnet avec son crayon.
« Beaucoup trop pour son propre bien », répondit Natsuki avec fierté, « c'était une grande chercheuse. »
Les deux femmes contemplèrent quelques instants de silence tranquille avant que Shizuru ne reprenne la parole. « Vous l'avez cherché, n'est-ce pas? »
« Je le cherche encore. »
Shizuru hocha la tête, pensive. Cela pouvait expliquer beaucoup de choses. « Et c'est pour cela que vous êtes ici, je me trompe? » demanda-t-elle pour confirmer ses soupçons.
Natsuki ferma les yeux brièvement en respirant profondément. « Non », lâcha-t-elle dans un soupir.
Le commissaire croisa les bras en s'appuyant un peu plus contre la statue de granite. Natsuki Kuga était un personnage inquiétant. Si sa présence à Osomura n'était pas purement fortuite, alors il y avait de fortes chances qu'elle en sache plus sur les meurtres que ce qu'elle voulait bien en dire. « Vous allez devoir vous expliquer, là, Natsuki », ordonna-t-elle avec un sourire taquin.
La brune croisa les bras et la détailla du regard pendant un long moment avec ce qui semblait être de l'hésitation. Shizuru eut l'impression en l'observant qu'elle pesait le pour et le contre, comme si elle s'apprêtait à prendre une décision qu'elle savait être à la fois nécessaire et désagréable. Natsuki finit par lâcher un soupir sec et se pinça l'arête du nez.
« Est-ce que j'ai le choix? », tenta-t-elle en se passant une main dans les cheveux, les yeux rivés sur la seule statue inoccupée.
Pour toute réponse, le commissaire lui décocha son plus beau sourire et lui fit un geste de la main pour l'inviter à parler. La jeune femme grimaça et Shizuru jura entendre un grognement émerger du fond de sa gorge, à peine retenu. Elle frissonna.
Le silence qui suivit fut long.
Immobile dans sa veste de cuir, Natsuki regardait le sol de pierre avec intérêt, la tête penchée sur le côté. Shizuru l'étudiait en silence et attendait. Le vent continuait de souffler et sifflait lorsqu'il éraflait dans un tourbillon la surface lisse du granite.
Lorsque la voix rauque de Natsuki s'éleva entre les statues, Shizuru faillit croire que c'était le vent qui parlait. « Je crois que je n'ai jamais eu d'autre but dans la vie que de le retrouver, lui », commença-t-elle sans la regarder. Elle se détacha du granite et traça délicatement le contour d'un bras du bout des doigts. « J'ai été enfermée pendant si longtemps », souffla-t-elle, « savez-vous ce que c'est que d'être enfermée, Shizuru? »
Elle arracha son regard de sa contemplation et se tourna vers le commissaire pour entendre sa réponse. Mais Shizuru ne dit rien. Elle ne savait pas ce qu'était un pensionnat et se rendait compte qu'elle ne pouvait pas comprendre ce à quoi la vie ressemblait à l'intérieur de ces murs. Mais elle ne pouvait pas s'empêcher de se demander si elle n'avait pas elle aussi connu la prison lors de ses jeunes années.
Elle avait été enfermée toute sa vie. Que sa prison n'ait pas eu de murs n'y changeait rien.
Natsuki sembla se satisfaire de son mutisme et retourna son attention sur la statue du prince Akira. « C'était la seule chose sur laquelle je parvenais à me concentrer », déclara-t-elle. « Dès que j'ai été assez âgée pour le faire, je suis sortie et j'ai commencé à fouiller dans les affaires de ma mère. » Elle étouffa un rire de dérision et se tourna vers Shizuru avec un haussement d'épaules. « Je ne savais même pas ce que j'espérais trouver. »
Shizuru éclata de rire en l'entendant et Natsuki fronça les sourcils. Le commissaire lui offrit un sourire pour éviter que le tempérament infernal de son interlocutrice ne s'enflamme et s'exclama, espiègle : « Il est rare de savoir ce que l'on cherche. »
La brune sembla s'apaiser en l'entendant et reprit après avoir donné un coup de pied dans un gros caillou qui se trouvait là. « Pendant longtemps, rien ne s'est présenté. Mais il y a un peu moins d'un an, je suis tombée sur des lettres. » Elle leva les bras au ciel et avec ironie. « Ma mère les avait cachées dans une boite à chaussures! »
Des lettres. Des lettres! Shizuru se redressa avec intérêt. Elle aimait enquêter sur des lettres. « De qui étaient-elles? »
Natsuki se renfrogna et enfouit ses mains dans ses poches avant de lui jeter un regard hésitant. « Vous n'allez pas aimer », grimaça-t-elle.
C'était des lettres de Serguey Wang, réalisa-t-elle en un instant. Serguey Wang.
Pendant les quelques secondes qui suivirent, Shizuru vit défiler devant elle les quelques centaines de possibilités que lui offrait cette nouvelle donnée. Elle imaginait Serguey et Saeko, amis, amants, collègues. Elle s'imaginait leur rencontre et tout ce que cette dernière pouvait impliquer. Saeko avait quitté le Japon pour l'Allemagne avant la naissance de Natsuki, il y avait plus de vingt-trois ans. Serguey n'avait jamais quitté la péninsule. Des amis d'enfance, peut-être. Ou alors ils s'étaient rencontrés pendant leurs études. Bien avant le départ de Saeko en tout cas.
Son esprit dérailla lorsqu'elle s'arrêta sur cette dernière constatation.
Pourquoi Saeko était-elle partie?
Elle lança à Natsuki un regard abasourdi, incapable pour une fois de cacher son étourdissement. « Vous avez attendu tout ce temps pour me le dire? » souffla-t-elle, presque hébétée, avant de se reprendre. Lorsque son interlocutrice ouvrit la bouche pour répliquer, elle leva la main d'un geste sec et lui décocha un regard noir. « Ça va se payer, ça, Natsuki », déclara-t-elle.
Si ce que venait de lui apprendre la jeune femme était vrai, Shizuru avait du mal à faire le compte de toutes les questions qui pouvaient trouver une réponse satisfaisante. Saeko Kuga et Serguey Wang s'étaient connus et avaient tous les deux étaient assassinés. Si les deux meurtres étaient liés -et elle n'imaginait pas qu'il en soit autrement-, alors cela confirmait définitivement l'idée d'un règlement de compte sordide. Que s'était-il passé? Shizuru commençait à comprendre qu'il allait falloir creuser très loin dans le passé pour obtenir une réponse à cette question. Mais ce qui importait, c'était aujourd'hui. Et aujourd'hui, le fait était que Natsuki Kuga se trouvait au Japon après avoir traversé le monde pour pouvoir parler avec celui qu'elle pensait être un ami de sa mère. Le fait était que la jeune femme avait la vengeance dans la peau et qu'il allait falloir trouver le meurtrier avant elle afin d'éviter un bain de sang inutile.
Ça n'était pas bon. Pas bon du tout. Shizuru avait l'impression de se s'être fait happer par une tornade.
Inconsciente de son trouble, Natsuki se rebiffa et commença à s'agiter. « Shizuru, je suis le suspect numéro un de cette affaire, vous croyez vraiment que je vais m'amuser à dire que je suis justement venue à Osomura pour rencontrer Serguey Wang? »
Shizuru fut contrainte de ravaler une réplique acerbe lorsqu'elle réalisa que ça n'était pas un argument dépourvu de sens. « Alors pourquoi me le dire, finalement? »
Natsuki ouvrit la bouche pour la refermer aussitôt. Shizuru releva un sourcil. On dirait bien que la jeune femme n'avait pas envie de lui expliquer ses raisons. Elles se regardèrent en silence et la brune finit par lâcher un soupir de dépit en faisant un geste négligent de la main. « J'ai décidé de vous aider », déclara-t-elle en haussant les épaules.
Tant d'enthousiasme faisait peur à voir.
« Ara, parfait, je suis extatique », railla Shizuru en la voyant faire, « et qu'avez-vous d'autre à dire qui pourrait m'aider, Natsuki? »
« Serguey Wang ne m'a jamais adressé la parole. Je n'ai rien pu tirer de lui, je ne sais même pas comment il connaissait ma mère. »
« Ara, vous avez raison, cela m'aide beaucoup, merci. »
Le visage de Natsuki s'adoucit. « Ne le prenez pas comme ça », murmura-t-elle.
Shizuru s'agita en l'entendant. « Ne pas prendre quoi comment, Natsuki », demanda-t-elle en prenant garde à ne pas élever la voix. « Ce que vous avez fait pourrait être considéré comme de l'obstruction. »
La jeune femme ne répondit pas et scruta le paysage alentour avec ce qui semblait être de l'embarras. Shizuru soupira et marcha vers le centre de la plateforme en triturant une mèche de cheveux entre ses doigts.
Il ne fallait pas oublier cet autre meurtre, neuf ans plus tôt. L'inconnue assassinée ce jour-là avait-elle également un lien avec Saeko et Serguey? Shizuru ne voyait pas d'autre possibilité. Les coïncidences n'existaient pas dans ce genre d'affaires. Et la voilà qui se prenait à espérer. Peut-être avait-elle trouvé le moyen de redonner à cette anonyme son identité, après tout ce temps passé dans une tombe vierge de nom.
Tout se passait à Osomura. C'était le point de convergence de toute cette folie.
Elle se retourna pour voir Natsuki la regarder avec incertitude. Ce n'était pas encore aujourd'hui que la jeune femme cesserait de se méfier d'elle. Le regard de Shizuru se remplit à nouveau de son habituelle curiosité et elle s'interrogea à voix haute: « De quoi pouvaient-ils bien se parler, dans ces lettres? »
Natsuki haussa les épaules. « Pas grand-chose », commença-t-elle en s'adossant à nouveau contre la statue d'Akira, qu'elle semblait particulièrement apprécier. « Il venait de s'installer à Osomura, il parlait du climat, de la montagne, de Nina, qu'il venait d'adopter, de ses projets... »
Shizuru lui lança un long regard scrutateur et la jeune femme s'ébroua avec inconfort. « Ne me regardez pas comme ça, je vous assure que c'est vrai, il n'y avait rien d'autre! »
Le silence retomba entre les deux femmes.
Natsuki s'arracha de la statue ou elle était adossée pour faire quelques pas vers elle. « Il faut être prudent », annonça-t-elle avec gravité, « on ne sait pas ce que cette chose peut-être. »
Shizuru se tendit face à elle et lui jeta un regard incrédule. « Parce que vous pensez que le surnaturel a quelque chose à voir avec ça? », demanda-t-elle. Il ne manquait plus que ça. Elle n'allait tout de même pas commencer à s'associer avec une personne qui pensait que des loups-garous parcouraient les bois à la pleine lune. À cette pensée, elle regarda par-dessus son épaule malgré elle à la recherche de Duran, qui n'était toujours pas réapparu depuis leur arrivée aux Trois Frères.
En face d'elle, Natsuki sembla s'irriter de sa réaction. « Ne faites pas comme si vous n'aviez pas des doutes, vous aussi », s'énerva-t-elle.
Le commissaire se retourna vivement vers elle. « Ara, je vous demande pardon? », lâcha-t-elle avec un rire de dérision. « Des doutes? »
Elles se jaugèrent du regard un instant. « Les habitants parlent entre eux », continua la brune en gesticulant de façon inhabituelle. « Je les ai déjà entendus plusieurs fois se plaindre. Ils ont l'impression d'être suivis lorsqu'ils sont dans la rue et certains se sentent épiés même lorsqu'ils sont chez eux. Vous ne trouvez pas ça étrange? »
Shizuru se figea en l'entendant. Il y avait en effet quelque chose d'anormal. Mais elle refusait de croire qu'il n'existait pas d'explication rationnelle aux étranges événements qui semblaient prendre place dans les rues d'Osomura. Elle préférait penser à une combinaison d'invisibilité plutôt qu'à des esprits mal intentionnés. Elle ne savait pas si c'était parce que l'idée était absurde ou parce qu'elle était effrayante, mais Shizuru ne souhaitait pas voir des forces qu'elle ne comprenait pas entrer dans le tableau déjà peu réjouissant de sa situation.
Natsuki poursuivit sur sa lancée, visiblement persuadée d'avoir raison. « Vous êtes ici depuis un moment maintenant », insista-t-elle, « vous devez sûrement- »
Shizuru la coupa avec force en tentant de cacher son malaise. « Ce sont des impressions, juste- »
« Il vaut mieux être prudent », s'exclama la brune. « Mon fusil est chargé avec des balles d'argent. »
Non. Non, ça n'allait pas. Elle ne se laisserait pas entrainer dans cette folie. Elle ne franchirait pas cette ligne, elle n'avait aucune intention de retourner en bas, là où les bêtes rugissaient et où la sauvagerie prenait le pas sur l'humanité. Elle y avait déjà été, elle ne voulait plus jamais y mettre les pieds. Elle contempla la jeune femme avec incompréhension. Comment pouvait-elle être aussi persuadée d'une chose aussi physiquement impossible?
Le surnaturel n'existait pas, les vampires n'étaient que des chimères. L'immortalité ne serait jamais atteinte et l'argent ne tuait les créatures de la nuit que dans les contes. Seuls demeuraient les hommes, et c'était bien suffisant.
« Je ne crois pas aux vampires Natsuki », rétorqua-t-elle, « et vous devriez en faire autant! »
Un grondement sourd s'éleva depuis la gorge de la brune. « Mais vous ne croyez en rien, Shizuru! N'êtes-vous jamais fatiguée? »
Elle serra les poings. « Je crois en moi », décida-t-elle. Elle croyait en l'Homme. Elle croyait en la justice. Elle avait foi en l'esprit.
Natsuki tonna. « Et bien ce n'est pas suffisant ! » Et son regard était si embrasé que le sang de Shizuru se glaça dans ses veines. Son cœur s'emballa et elle ne put se retenir de faire immédiatement deux pas en arrière. Elle avait en face d'elle un prédateur. Ce n'était pas la première fois qu'elle le voyait rugir derrière ces pupilles d'émeraude, mais jamais encore elle n'en avait eu peur.
Elle n'était pas certaine d'apprécier ce changement.
Elle respira avec force et tourna les talons. « Je pense qu'on ferait mieux de revenir à Osomura », souffla-t-elle.
Le regard désormais troublé par la confusion, Natsuki ne fit rien de plus qu'acquiescer gravement.
Shizuru se tint sur ses gardes pendant la totalité du chemin du retour.
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Tomoe finit par redresser la tête et se redressa lentement contre le dossier de sa chaise pour contempler la vitre teintée qui lui faisait face. Son regard croisa celui de Shizuru sans la voir et cette dernière sentit une vague de lassitude se déverser sur elle. La jeune femme semblait attendre la confrontation avec la résignation et la sérénité qui n'appartenaient qu'à ceux qui n'avaient plus rien à perdre. Un innocent aurait déjà fondu en larme ou sombré dans une crise d'hystérie, mais Tomoe demeurait là, assise, sans un mot. Elle attendait ce qui allait venir.
Shizuru eut l'impression en la regardant que la jeune femme pensait déjà que tout était fini.
Pourtant tout semblait faux. Le commissaire observa la jeune femme encore un moment en tentant de reprendre le fil de sa pensée. Qu'avait-elle fait une fois revenue à Osomura et après que Natsuki soit partie? La jeune femme lui avait fait un bref signe de la main et s'était retirée, son chien blanc non loin d'elle. Shizuru avait alors fait ce qu'elle faisait toujours lorsqu'elle avait besoin d'informations qu'elle ne pouvait obtenir elle-même. Elle avait appelé Takeda Masashi.
Son ancien mentor lui avait semblé fatigué. Visiblement, les choses à Tokyo se bousculaient et il avait peur de ne pas être capable d'empêcher les médias de se déchainer. Mikoto Minagi s'était saisie du dossier avec enthousiasme et avait jeté son dévolu presque immédiatement sur le fils d'un sénateur. Depuis, elle ne cessait de tenter par tous les moyens de rassembler des preuves à son encontre, en vain. Les informations concernant le jeune homme étaient inaccessibles et le sénateur muselait la police judiciaire à l'aide de pots-de-vin et de faveurs en tout genre. Plus personne ne faisait confiance à personne. Les membres habituels de l'équipe de Shizuru avaient refusé de s'engager dans l'enquête si elle n'était pas là pour la mener. C'était dommage, car ils faisaient partie des rares incorruptibles encore en selle, mais ils avaient sans doute décidé de se protéger et d'attendre le bon moment pour agir. Takeda sentait qu'il n'était plus le bienvenu au poste qu'il occupait et ce n'était qu'une question de temps avant qu'il ne soit évincé.
Pour le moment, les journalistes n'étaient au courant de rien. Mais là encore, ce n'était plus qu'une question de temps.
Mikoto Minagi avait été obligée de prendre un risque que peu de commissaires oseraient prendre. Puisque la police était paralysée, elle utilisait des civils -sans doute d'anciens voyous, elle en connaissait beaucoup- pour épier les faits et gestes de l'héritier insaisissable.
Depuis le début de cette filature, plus aucun meurtre n'avait été commis. Mais cela ne suffirait pas.
Shizuru faisait totalement confiance à Mikoto Minagi. Elle voulait que les médias se déchaînent, elle espérait simplement qu'ils le feraient contre les bonnes personnes. Elle se rassurait en se disant que Chie Harada ne se trompait jamais de cible. Elle en avait fait l'expérience.
La situation était pour le moins hasardeuse. Et quand la jeune femme avait demandé à Takeda de mettre la main sur un dossier allemand classé depuis des années, ils s'étaient heurtés à un autre problème. Il y avait quelques mois, le Japon avait refusé l'extradition vers l'Espagne de plusieurs criminels que la région hispanique avait souhaité juger elle-même. Les relations entre le Japon et l'Empire européen étaient tendues depuis lors et les politiciens ne cessaient de se renvoyer la balle pour récupérer les prisonniers détenus par les Nippons. Le traité de coopération policière et judiciaire conclu entre les deux pays faisait partie des quelques accords dont l'exécution avait été suspendue. La région allemande faisant partie de l'Europe, le transfert du dossier Saeko Kuga risquait de prendre plusieurs mois.
Shizuru n'avait pas ce temps à perdre. Elle commençait à se demander si le destin ne s'acharnait pas sur elle.
Takeda avait senti son trouble et ils avaient finalement trouvé une solution, même si le terme était peut-être un peu exagéré. L'ancien commissaire s'était proposé pour prendre des vacances car il avait soudainement estimé en avoir besoin. Le fait de les passer en Allemagne n'était bien entendu qu'une pure coïncidence. Shizuru savait qu'étant donnée la situation dans laquelle il se trouvait à Tokyo, il y avait un certain nombre de personnes qui seraient ravies de le voir partir à l'étranger pour quelque temps. Obtenir un visa ne devrait pas lui prendre plus de quelques jours.
Elle espérait avoir quelques jours.
En regardant Tomoe Marguerite contempler le vide dans la salle d'interrogatoire, elle commençait à douter du temps qu'il lui restait pour trouver la solution à cette étrange affaire.
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Shizuru était plongée dans la contemplation apathique de son assiette lorsqu'elle sentit une présence se manifester en face d'elle. Lorsqu'elle releva la tête, elle fut accueillie par le visage souriant de Midori Sugiura. L'archéologue venait visiblement de quitter la table à laquelle une vingtaine de personnes mangeait avec appétit. Le bruit des conversations emplissait la salle à manger du Souffle de Kagutsuchi et réchauffait la pièce. L'ambiance était conviviale et presque insouciante. Les archéologues étaient les seuls résidents d'Osomura qui semblaient ne pas être affectés par les événements qui se déroulaient autour d'eux. Pourtant, même derrière ces mines joviales et ces rires un peu égayés par l'alcool, Shizuru percevait la robe de la peur qui s'était drapée autour du village. Les archéologues n'avaient certes pas peur pour leurs vies mais ils n'étaient pas pour autant immunisés contre l'angoisse qui suintait de chaque pierre des habitations. Shizuru savait qu'elle était sans doute l'une des personnes les plus exposées à cette ambiance malsaine, qu'elle devinait chaque jour un peu plus avec une inquiétude grandissante.
Mais si l'on en jugeait par son sourire espiègle et l'enthousiasme avec lequel elle salua le commissaire, Midori Sugiura n'était pas là pour lui parler de meurtres et de vampires.
« Bonsoir commissaire », commença-t-elle en tapotant le dossier d'une chaise avec le plat de la main, « est-ce que je peux m'asseoir? »
Shizuru lui sourit paisiblement et lui fit signe de s'asseoir. « Je vous en prie. » La rousse s'assit avec une brusquerie qui démontrait son excitation et se pencha vers elle avec assurance.
« J'ai du nouveau pour le conte », s'exclama-t-elle avec fierté.
Shizuru oublia momentanément sa morosité et se redressa avec curiosité. « Ara, vous avez cherché? »
Midori hocha la tête avec entrain et lui jeta un long regard ravi. « Je me suis dit que vous aviez sans doute raison et que le conte semblait un peu bancal », commença-t-elle, « donc j'ai fouillé un petit peu -je sais bien le faire- et je crois avoir trouvé la version la plus proche de la réalité. »
« Racontez-moi », souffla Shizuru, son repas complètement oublié. Elle se rendait compte qu'elle avait désespérément besoin de vider son esprit et si Midori pouvait lui offrir une telle échappatoire, elle était prête à écouter tout ce qu'elle pouvait lui dire. Elle ne voulait pas entendre parler de vampire, de bétail massacré ou de fonctionnaires corrompus pendant au moins quelques heures, et elle souhaitait par-dessus tout ne plus penser à Saeko Kuga et à son étrange fille pendant plus de cinq minutes.
L'archéologue commença son récit avec beaucoup moins d'hésitation que la première fois qu'elle le lui avait conté. « La réelle histoire n'est pas tellement différente du conte que je vous ai déjà raconté l'autre jour, mais il y a eu des erreurs au fil du temps. Hiroshi est bel et bien tombé amoureux d'une jeune femme, mais ce n'était pas une domestique. C'était la fille de l'un des hommes les plus influents de la Cour. C'est ce qui explique que les Inoue ne se soient pas opposés à ce qu'elle marie l'un de leurs fils. Chiba est également tombé amoureux d'elle et les deux frères ont commencé à se quereller à ce sujet. »
Shizuru hocha la tête en reprenant les rouages de la version qu'elle connaissait. « Akira en a profité pour les pousser à se départager lors d'un duel. »
« Oui », répondit Midori avec un hochement de tête avant de reprendre tranquillement son récit, « mais ce n'était pas un duel au go, c'était un duel au sabre. Hiroshi et Chiba se sont donnés rendez-vous dans les montagnes surplombant le palais où la famille de la jeune femme résidait et ils se sont battus. »
« Akira n'était pas invité », réalisa Shizuru avec intérêt. Le petit prince s'était convié aux festivités à l'insu de tous. « Il les a suivis. »
L'archéologue lui sourit à pleines dents. « Là encore, vous avez raison. Mais ce qu'il ne savait pas », reprit-elle en gesticulant des mains, « c'est qu'il n'était le seul. La jeune femme, dont je n'ai toujours pas trouvé le nom, les a également suivis jusqu'au point de rendez-vous dans l'intention de les empêcher de se battre, mais elle est arrivée trop tard. Hiroshi et Chiba se sont battus pendant un long moment et ils se sont retrouvés sur le côté escarpé des montagnes. Là, Chiba a réussi à déséquilibrer son frère, qui est tombé dans le vide. »
Les deux femmes sombrèrent dans un silence contemplatif et apaisé, comme s'il était nécessaire de donner au prince décédé un dernier hommage. « C'est donc Chiba qui a gagné, au final », soupira Shizuru avec un sourire triste. C'était bien différent d'une simple partie de go. Et bien plus sanglant qu'un exil.
Midori hocha gravement la tête. « Oui, mais il s'est aussitôt effondré de honte. Et là- »
« Akira est arrivé et l'a poussé dans le vide », poursuivit Shizuru en jouant avec ses baguettes. « Et la jeune femme qui faisait l'objet du duel est arrivée pour le voir faire. »
C'était logique. Mais en même temps, de telles tragédies n'existeraient pas si le temps ne jouait pas tant de tours aux protagonistes de ces histoires. Si la jeune femme avait trébuché sur la route ou si elle s'était momentanément égarée, peut-être n'aurait-elle pas vu ce qui se passait, et peut-être que tout aurait pu être autrement.
« Quelques jours plus tard », continua Midori en regardant ses camarades rire un peu plus loin, « elle a glissé dans la chambre du dernier prince un cobra royal qui l'a tué pendant la nuit. Sans attendre, elle s'est précipitée hors du palais et est allée se jeter du haut de la falaise. »
C'était une triste histoire. Qu'elle ne soit pas tout à fait qu'un conte l'était encore plus. Comment séparer la fiction des faits réels? Shizuru comprit pourquoi les archéologues tels que Midori Sugiura étaient aussi passionnés par le passé. La recherche des réponses à ces questions devait être fascinante. « La culpabilité », dit-elle simplement. Ce ne pouvait être que la culpabilité qui avait poussé la jeune femme du haut de la falaise.
L'autre femme secoua la tête. « La peur », corrigea-t-elle. « Le destin a voulu qu'elle se retrouve responsable de la mort de trois princes. L'empereur l'aurait exécutée de toute façon. Elle a préféré se suicider. »
Shizuru acquiesça sans protester. « C'était somme toute un choix judicieux, non? » Elle fronça les sourcils lorsqu'elle perçut un son étrange au loin. C'était un son familier, et elle tendit l'oreille au dessus du bruit des conversations pour le reconnaître.
« Pas forcément », répondit Midori avec une douceur inhabituelle, « le suicide a longtemps été considéré comme un- »
Le commissaire se releva brusquement et l'archéologue s'interrompit, effrayée par le geste anormalement abrupt que Shizuru venait de réaliser. Surprises par le mouvement, les autres personnes présentes dans la salle cessèrent leurs conversations pour la regarder avec curiosité.
Shizuru ne les voyait pas vraiment. Confuse, elle agrippa son manteau et son écharpe. « Vous entendez? » Elle entendait.
Les sirènes.
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Et voilà comment elle se retrouvait face à Tomoe Marguerite, seulement séparée d'elle par une vitre teintée qui la cachait à la vue de tous et qu'elle s'apprêtait à quitter.
Elle avait accompagné les voitures de police jusqu'au commissariat où elle s'était violemment disputée avec Haruka. Il était rare qu'elles ne soient pas d'accord, mais ces moments étaient toujours particulièrement pénibles. Les deux femmes étaient sans doute trop fortes. C'était pour cette raison que comme chacune de leurs querelles, elles avaient rapidement perdu leur calme. Les cris avaient maintenu le personnel en alerte pendant de longues minutes. Les officiers s'étaient demandés si les deux commissaires n'allaient pas en venir aux mains. Shizuru l'avait deviné lorsqu'elle avait quitté le bureau de la blonde, épuisée, et qu'elle avait été accueillie par les regards anxieux des hommes qui se trouvaient là.
Haruka était un commissaire consciencieux. Elle faisait son travail, et elle le faisait remarquablement bien. Shizuru était différente. Elle suivait ses intuitions et ses déductions contre vents et marées, et à cet instant elle savait que Tomoe Marguerite n'était pas l'assassin qu'elle recherchait. C'était simple et clair dans son esprit, mais ça ne l'était pas pour son amie. Haruka suivait le chemin des preuves, et les preuves désignaient la jeune vétérinaire. C'était tout.
Et le comportement de Tomoe était étrange également. Elle ne se comportait pas comme un innocent, mais plutôt comme un criminel fier de ses actes et persuadé d'avoir eu raison d'agir. Shizuru décida qu'il lui faudrait trouver de quels actes il s'agissait. C'était le seul moyen de sauver la tête de la vétérinaire à cet instant.
Elle soupira. Il fallait y aller. Elle tourna sur ses talons et quitta la pièce sans attendre que Haruka n'entre. La porte se referma dans un claquement sec. Dans le couloir, elle entendait le bruit de ses bottes sur le carrelage blanc et les murmures des quelques officiers qui la virent passer. Le voyage ne dura que quelques secondes et elle fit bientôt face à la porte qui la mènerait à l'interrogatoire.
Elle tourna la poignée et entra sans hésiter.
Tomoe Marguerite l'accueillit avec ce même sourire timide à demi ébahi qui la mit mal-à-l'aise. Shizuru n'en montra rien et lui offrit un sourire placide avant de contourner la petite table pour venir s'asseoir en face d'elle.
« Je vous avez dit que nous nous reverrions, commissaire », murmura la jeune femme en la voyant faire, le regard brillant.
« Bonjour à vous aussi, Tomoe », répliqua-t-elle sans se départir de son sourire. « J'espérais ne pas avoir à en arriver à de telles extrémités, mais comme vous pouvez le voir, je me suis faite devancer. »
La jeune femme émit un rire étranglé. « J'ai cru comprendre. »
« Je suppose que je n'ai pas besoin de vous rappeler pourquoi vous êtes ici? »
« Non », répliqua calmement Tomoe en examinant ses mains posées à plat contre la table, « c'est assez évident. »
Shizuru la détailla du regard pendant quelques secondes. La jeune fille ne semblait pas décidée à la regarder dans les yeux. « Vous savez donc qu'à partir du moment où vous êtes entrée dans cette pièce », commença-t-elle en désignant les murs de la main, « tout ce que vous êtes susceptible de dire ou faire pourra être retenu contre vous? »
Tomoe hocha la tête. Un ange passa.
« Ara. » Shizuru jeta un regard pensif à son interlocutrice, un peu hébétée. La résignation qu'elle sentait dans sa posture l'interpelait. « Bien », lâcha-t-elle en attendant de voir si Tomoe allait finalement réagir. Elle ne le fit pas et continua d'observer tranquillement ses mains sans lui accorder la moindre attention. « Fantastique », s'exclama Shizuru avec une fausse gaieté, « nous allons donc pouvoir commencer. Le commissaire Suzushiro vous a arrêtée il y a quelques heures -et je précise que cette arrestation s'est faite sans que j'en sois informée- », exposa-t-elle en jetant un regard noir à la vitre teintée où elle savait que Haruka se tenait, « après avoir fait une découverte intéressante. Je pense que vous devriez être en mesure de nous l'expliquer. »
Tomoe hocha à nouveau la tête, morose. Shizuru la contempla avec curiosité. C'était comme si elle se sentait déjà condamnée, comme s'il n'y avait plus d'espoir, comme si sa culpabilité était déjà établie. Comme si elle n'avait aucune chance.
Elle pense être un bouc émissaire, réalisa-t-elle, cette fille pense que je vais la désigner pour me débarrasser du dossier!
« Ara », ordonna-t-elle, « Tomoe, regardez-moi. » La jeune femme releva la tête avec hésitation avant d'enfin trouver le courage de croiser le regard vermeil de Shizuru. « Je vous assure que je n'ai pas l'intention de vous rendre responsable d'un crime que vous n'avez pas commis. Je cherche la vérité, pas un bouc émissaire. »
Tomoe fronça les sourcils en secouant la tête, visiblement étonnée. « Je ne comprends pas. Je pensais que- »
« La substance utilisée pour tuer les Wang est un mélange à base de venin de serpent », soupira Shizuru avant de croiser les mains devant elle et de lancer à son interlocutrice un regard faussement joyeux. « Tomoe, vous êtes ici parce que vous êtes la seule personne dans la région à posséder ce genre de reptiles. » Ni plus ni moins. Ce qui n'était déjà pas mal. C'était parce que Haruka avait mis la main sur ces déconcertantes analyses avant Shizuru qu'elle avait envoyé ses hommes arrêter Tomoe Marguerite la veille au soir. Sans en informer son amie.
Shizuru ne pouvait pas nier l'évidence qui se trouvait juste sous ses yeux. Elle n'était pas une imbécile. Mais elle avait un pressentiment à ce sujet, comme souvent, qui la poussait à croire qu'il y avait à la fois beaucoup plus et beaucoup moins à penser de ces fameux résultats. Beaucoup plus que ce qui se trouvait juste sous son nez, et beaucoup moins que la culpabilité avérée de Tomoe Marguerite.
La justice s'emballait vite, mais il fallait avancer avec prudence. Shizuru faillit grimacer à cette pensée. Elle venait de reprendre le conseil de Natsuki Kuga, qu'elle avait pourtant essuyé d'un revers de la main la veille.
Le sourire las de la vétérinaire la conforta dans cette idée. Il y avait des choses cachées sous ce sourire. « C'est quand même une coïncidence troublante, non? », affirma la jeune femme comme si elle se posait la question à elle-même, le regard presque amusé.
« Vous êtes sensée vous défendre Tomoe, pas l'inverse. »
Il était rare d'avoir en face soi une personne qui semblait ne pas avoir l'intention de nous dissimuler la vérité. Shizuru se sentait déconcertée par la désinvolture avec laquelle son interlocutrice lui parlait et son visage volontairement hautain ne parvînt pas à camoufler le regard curieux qu'elle posa sur elle. Il y eut un moment de flottement. Puis Tomoe parla.
« Je n'ai pas tué les Wang », lâcha-t-elle en défiant Shizuru des yeux. Les mains toujours posées à plat sur la table, elle délivra ces paroles avec fermeté et détermination. Shizuru sut qu'elle disait la vérité immédiatement.
« J'aimerais vraiment vous croire », répondit-elle en souriant calmement. « Mais comme vous le dites, c'est troublant. Vous avez des explications à donner. »
Tomoe la regarda alors sans comprendre, comme si elle ne voyait pas ce qu'elle entendait par là, et les deux femmes s'observèrent pendant quelques secondes dans le silence oppressant des murs nus. Et puis soudain, une ombre passa dans les yeux gris de l'inculpée et Shizuru dut se retenir de sourire à pleines dents.
Elle savait reconnaître l'étincelle qui traversait le regard de ceux qui venaient de réaliser quelque chose. Quelque chose qui les surprenait tant qu'ils en restaient momentanément hébétés, comme Tomoe l'était à l'instant. La jeune femme ouvrit la bouche pour inspirer précipitamment avant de fermer les yeux.
Shizuru attendit en trépignant silencieusement dans son esprit.
Les mains de Tomoe commencèrent à trembler de façon presque imperceptible. « C'est un poison à base de venin de cobra royal et de morphine, n'est-ce pas? », souffla-t-elle.
Shizuru hocha la tête. « C'est vous qui l'avez créé », affirma-t-elle. C'était sans doute la seule chose certaine qu'elle avait pu conclure lorsqu'elle avait eu les analyses entre les mains. La formule et les composants étaient trop complexes pour avoir été manipulés par un amateur. Tomoe n'en était pas un.
Tomoe blêmit et les tremblements de ses mains s'intensifièrent. Elle inspira plusieurs fois par à-coup et cacha ses mains sous la table. Shizuru soupira intérieurement. Enfin, réalisa-t-elle, enfin Tomoe montrait un signe de faiblesse.
Elle n'en ressentit bizarrement aucune satisfaction. La jeune femme posa brièvement son front contre sa paume de main avant de fermer les yeux et continua de respirer profondément sans rien dire.
Elles restèrent ainsi quelques minutes. Shizuru n'était pas pressée. Elle contemplait Tomoe Marguerite, qui s'était enfermée derrière ses paupières comme dans l'espoir de ne pas tomber en morceau sur sa chaise. Et puis, alors que le commissaire pressentait que les personnes cachées derrière la vitre s'impatientaient, Tomoe se calma. Elle expira paisiblement, se redressa, cessa de se tordre les mains en les posant de nouveau sur la table et ouvrit les yeux.
« Combien de temps me reste-t-il avant d'être exécutée? », dit-elle simplement, et Shizuru trouva que la détermination qui se lisait dans ce regard était merveilleuse.
Elle secoua la tête. Jusqu'à nouvel ordre, la vie de Tomoe n'était pas en jeu. « Suffisamment pour me donner la possibilité de sauver votre tête », annonça-t-elle, « Vous- »
« Non, ça ne sera pas nécessaire », l'interrompit l'autre avec un sourire détaché. « Je maintiens mes paroles, commissaire. Je n'ai pas tué les Wang. » Elle prit une grande inspiration avant de reprendre à voix basse : « Mais pour le reste, tout le reste, je ne me cherche pas d'excuse. »
« Racontez-moi ce qu'est « tout le reste », Tomoe. »
Plus personne ne dit rien après cela. La vétérinaire semblait se demander par où commencer, et Shizuru n'en finissait pas de se demander comment il était possible de mener un interrogatoire avec un suspect aussi coopérant. La situation la dépassait complètement. Elle n'avait même pas eu besoin d'essayer. Tomoe lui livrait tout sans même qu'elle eut à le demander.
Le récit de Tomoe Marguerite débuta.
« Je ne suis pas née à Osomura mais à Noboribetsu », déclara-t-elle, « sur la côte. Mon enfance a été quelconque, mais ma famille l'a moins été. Ma mère était un peu folle, j'imagine, mais c'était une folie apaisante, douce et entrainante. Contagieuse aussi, peut-être. Elle souriait toujours et m'emmenait partout avec elle. Elle ne faisait pas un pas sans que j'en fasse un dans la même direction. On ne se quittait jamais. Elle ne faisait peur à personne, mais ça n'a pas empêché les habitants de se méfier d'elle. Mon père était un imbécile. Je ne vois pas ce que je peux dire d'autre de lui. C'est à Noboribetsu que j'ai rencontré mon premier serpent. C'était un anaconda, il était immense et majestueux. Je l'ai aimé en un instant. Il était en cage, bien sûr, alors nous nous sommes simplement regardés pendant un long moment avant que ma mère ne vienne me chercher, lorsqu'elle s'est rendue compte que je ne la suivais plus.
J'avais quatre ans et ma passion ne m'a plus jamais quittée.
Mon petit frère est mort-né peu de temps après cette rencontre et ma mère ne s'en est jamais remise. Cette année-là, nous avons déménagé et nous nous sommes installés à Osomura. Je ne sais pas pourquoi. Je crois que mon père avait des soucis avec la pègre locale à Noboribetsu, mais je n'en suis pas certaine. Ma mère voulait changer d'air, ça tombait bien. J'ai toujours détesté cet endroit et dès que j'en ai eu l'occasion, je suis partie pour étudier la médecine à Asahikawa. Ce n'était pas très loin, mais c'était suffisant pour respirer. J'ai bifurqué vers la profession de vétérinaire et j'ai eu mon diplôme.
J'ai étudié les serpents toute ma vie, commissaire, et même si elle est encore jeune, j'ai eu le temps d'accumuler un certain savoir et une certaine maitrise de leurs comportements et de leurs venins. J'ai commencé à élever des reptiles chez moi lorsque j'étais encore une adolescente. Quand j'ai quitté mes parents et qu'ils n'étaient plus là pour m'empêcher d'en acquérir davantage, j'ai entrepris de les collectionner.
Ma vie aurait pu continuer de cette façon, je pense que ça m'aurait plu. Mais je n'ai pas eu le choix. Mes parents ont eu un accident de voiture l'année dernière. Je venais d'avoir mon diplôme, je n'avais même pas commencé à exercer. Mon père est mort et je m'en contrefiche. Ma mère, elle, a survécu. À moitié. Vous voyez où je veux en venir, commissaire? »
Shizuru voyait parfaitement. Et l'idée ne lui plaisait pas. « Comment a-t-elle survécu? »
Tomoe eut un rire ironique. « C'est une façon polie de demander quelles séquelles elle a eu? » Ça l'était. « Elle est ressortie tétraplégique », déclara-t-elle avec un sourire triste, le regard ailleurs. « Et parce que ma mère ne voulait pas quitter sa maison, je suis revenue à Osomura avec mes serpents et mon diplôme pour m'occuper d'elle. Maintenant vous savez où je veux en venir. »
Shizuru acquiesça en essayant de ne pas grimacer. Elle avait dans la bouche un goût âcre de terre boueuse. « Vous avez créé ce poison pour la tuer. »
Ce n'était pas une surprise. Shizuru avait su dès le jour où elle avait accepté de travailler pour Takeda qu'elle serait amenée à rencontrer toutes sortes de monstres lors de ses enquêtes. Elle les chassait, elle les traquait. Elle s'était exercée à penser comme eux et savait que la frontière qui la séparait d'eux était devenue quasi-inexistante tant elle leur était devenue semblable. C'était aussi pour cette raison qu'elle avait appris à accepter qu'ils puissent se révéler souvent bien plus monstrueux qu'elle ne s'y attendait, mais aussi parfois bien plus humains qu'elle ne pouvait l’imaginer.
Tomoe semblait faire partie de ceux-là. Ces monstres qui n'en étaient pas vraiment et qui conservaient avec eux une humanité plus grande que la plupart de leurs congénères. Elle sentait l'agitation qui palpitait derrière la vitre noire, et l'effroi qui l'accompagnait. Haruka ne s'était sans doute pas attendue à se retrouver avec un autre meurtrier sur les bras. Retrouvée par erreur, par hasard. Mais cette agitation ne l'atteignait pas, et elle n'était certainement pas effrayée. Une seule question lui importait à cet instant.
La mère de Tomoe avait-elle était assassinée par dépit... ou par amour? Elle n'eut pas à attendre pour obtenir sa réponse.
Tomoe tiqua en l'entendant et se redressa de toute sa hauteur. « Pour la suicider, commissaire, pas pour la tuer », expliqua-t-elle doucement, presque tendrement. « J'aimais ma mère », poursuivit-elle, « la voir ainsi était insupportable mais je me suis occupée d'elle. Parce que je l'aimais. » Shizuru n'en douta pas un seul instant. « Alors quand elle m'a demandé d'abréger ses souffrances, je n'ai pas pu refuser. J'ai créé cette substance pour l'accompagner paisiblement vers la mort, sans douleur. Elle est morte, personne n'est venu à son enterrement, et je suis restée ici. » Elle désigna la région toute entière d'un mouvement de bras circulaire et sa voix se fit plus dure. « Maintenant vous vous demandez sans doute comment j'ai pu perdre un tel poison pour qu'il se retrouve entre les mains d'un assassin. Je vais vous dire : je ne l'ai pas perdu et on ne me l'a pas volé. La vérité, c'est que je l'ai donné. »
Shizuru écarquilla les yeux. « Vous avez... » Elle ne put poursuivre. Le suicide assisté était interdit au Japon. La loi n'y voyait pas seulement un meurtre, elle y voyait un assassinat car estimait qu'il fallait y coupler la préméditation. À combien de personnes Tomoe avait-elle administré une dose de poison pour abréger leurs souffrances?
La jeune fille soupira. « C'est mon métier, commissaire. Je suis vétérinaire mais ma profession, c'est suicider les gens. Ils m'appellent, ou leurs familles me contactent. Je leur fournis de quoi s'empoisonner quand ils me le demandent, et c'est tout. Je ne reçois rien, je ne veux pas de leur argent. Je ne sais pas si vous pouvez comprendre, mais je ne regrette rien. Ma vie a été courte, mais j'en suis fière. »
Elle comprenait à présent pourquoi Tomoe estimait qu'il n'était pas nécessaire de sauver sa vie. Elle n'avait réellement aucune chance. Shizuru ne pouvait plus rien faire, et elle réalisa qu'elle aurait aimé pouvoir sauver cette jeune femme un peu folle, lui éviter le couloir de la mort et l'attente interminable d'une exécution sommaire.
Ce n'était pas un monstre ordinaire qui se trouvait devant elle. Ce n'était peut-être même pas un monstre du tout.
« Vous ne leur demandez rien en échange? », s'étonna finalement Shizuru avec intérêt. « Vous voulez dire que vous n'y gagnez rien? »
« Que pensez-vous que je suis, commissaire? », s'exclama l'autre femme avec une soudaine rage. « Une mère m'appelle car son fils souffre le martyre du matin au soir et lui a demandé de le laisser mourir. Pensez-vous vraiment que je suis capable de me repaître de cette souffrance et exiger une contrepartie? » Elle émit un rire sardonique. « Vous croyez qu'elle souffrira moins lorsque son fils sera mort? Que la culpabilité n'est pas déjà un tribut suffisamment lourd à porter? Vous devriez pourtant comprendre qu'il y a des choses qui ne s'achètent pas », continua-t-elle avec emphase. « Vous poursuivez des criminels chaque jour et la seule récompense que vous espérez est de trouver la vérité. Vous risquez votre vie, vous avez sacrifié la plupart de vos relations avec vos proches pour y parvenir. Vous aussi, vous agissez sans contre-partie. »
Tomoe ne pouvait pas savoir à quel point elle se trompait. Shizuru ne comprenait pas. D'aussi loin qu'elle se souvenait, elle avait mené chacune de ses enquêtes avec un but précis en tête. Elle voulait la renommée, elle voulait le pouvoir et la reconnaissance, elle voulait tout et travailler dans la police judiciaire n'avait jamais été qu'un moyen parmi d'autres d'arriver au sommet. Bien sûr, la recherche de la vérité l'obsédait. Chacune de ces affaires l'avait marquée et chacun des meurtriers qu'elle avait arrêtés avait laissé son empreinte. Elle pouvait passer des nuits sans dormir, incapable de reposer son esprit tant ces quêtes la rongeaient et la rendaient malade, c'était vrai, mais elle se souvenait aussi avoir accepté l'affaire Homura dans le but d'accéder à la notoriété. Notoriété qu'elle savait nécessaire si elle souhaitait un jour devenir celle qui tire les ficelles plutôt que la marionnette à son autre bout.
Et lors de l'affaire Smith, c'était la vengeance qui l'avait mue. Elle n'avait jamais agi que pour elle-même et pour son propre salut.
Et il avait fallu attendre Tomoe Marguerite pour que Shizuru apprenne la notion d'acte gratuit. Mais à bien y réfléchir, n'avait-elle pas toujours eu cette obsession elle aussi? Elle avait refusé une affaire qui aurait pu la propulser très haut pour une histoire dont peu de gens entendraient parler. Elle l'avait fait par éthique et avait momentanément renoncé à ses rêves pour se consacrer à ces recherches. Qu'attendait-elle en retour? Rien, réalisa-t-elle, si ce n'est la certitude d'avoir sauvé des vies.
Elle s'étonna alors de se rendre compte qu'elle n'était peut-être pas aussi égoïste qu'elle le pensait.
« Pour ce qui est de savoir comment l'assassin s'est procuré des doses », reprit Tomoe en tentant de reprendre son calme, « je ne vois pas beaucoup de possibilités. Je vérifie méticuleusement les récits de chacun de mes clients avant d'aller déposer les doses à un lieu déterminé pour éviter que les courriers soient suivis. » Elle soupira, et se renfonça dans sa chaise, défaite. « L'un d'entre eux a pu se faire voler, je ne sais pas. »
Shizuru acquiesça pour la énième fois depuis le début de leur entretien. Appeler une telle conversation un interrogatoire lui semblait farfelu. Elle posa son menton sur ses mains jointes et réfléchit quelques secondes avant de continuer. « Combien de doses? », demanda-t-elle.
« Tout dépend », répondit l'autre et Shizuru sentit la petite bulle d'espoir qui s'était formée autour de son cœur se désagréger. « En petite quantité, ce poison agit exactement comme n'importe quel analgésique et peut faire office de soin palliatif », expliqua Tomoe, « j'ai parfois fourni un même client pendant plusieurs mois. »
Shizuru se redressa. « Il me faut la liste de vos clients », annonça-t-elle.
La jeune femme ne fléchit pas lorsqu'elle lui répondit. « Non », déclara-t-elle et Shizuru ne put qu'une nouvelle fois s'émerveiller discrètement de la détermination sans faille qui faisait briller ses yeux.
Elle sut à l'instant même qu'elle n'obtiendrait plus rien de Tomoe Marguerite. Cet interrogatoire merveilleux et presque ubuesque touchait à sa fin.
« Ara, et pourquoi donc? », questionna-t-elle tout de même pour la forme.
« Je refuse de dénoncer les personnes qui ont fait appel à mes services », affirma l'empoisonneuse avec fierté.
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« Elle ne dira rien, c'est peine perdue », souffla Shizuru lorsqu'elle retrouva Haruka dans son bureau après son entretien éreintant avec l'empoisonneuse. Les deux femmes se défièrent du regard un instant, mâchoires serrées, avant que la blonde ne s'avance vers elle, les bras croisés.
Leur dispute n'était pas encore achevée.
« Tu n'as même pas encore essayé », dit-elle en la regardant curieusement, « comment peux-tu en être si hautaine? »
Shizuru s'adossa contre la porte avec élégance et remit quelques mèches de cheveux en place. « Je sais reconnaître un échec lorsque j'en vois un, Haruka », décida-t-elle, « je ne peux rien faire. Elle ne dira rien. » C'était souvent le problème des individus qui agissaient poussés par des idéaux qu'ils plaçaient au dessus de tout. Leurs volontés étaient des montagnes qu'on ne pouvait déplacer.
Haruka lui jeta un autre regard curieux avant de secouer la tête. « Je vais voir si je peux la faire parler, dans ce cas », annonça-t-elle.
Shizuru tapa ses mains contre la porte avec violence. « Puisque je te dis qu'elle ne parlera pas! », s'énerva-t-elle. Le silence retomba dans la pièce. Les deux femmes se regardèrent un long moment avant que la blonde ne s'adoucisse.
« Shizuru, que se passe-t-il? », murmura-t-elle avec inquiétude. « Tu... tu es si irritable. »
« Je suis toujours irritable, Haruka, tu devrais le savoir », rétorqua l'autre en la défiant du regard. Elle se retint d'ajouter qu'elle n'avait pas dormi correctement depuis une éternité, que les ruelles d'Osomura la rendaient malade, qu'elle ne pouvait plus manger sans se demander si la nourriture n'était pas empoisonnée et que son arme restait toujours à portée de sa main. Elle se retint également de recommencer la dispute qui les avait opposées quelques heures auparavant en répétant à son amie qu'elle n'avait pas le droit d'ingérer dans son enquête, sans son accord, et que c'était sans doute cela qui l'insupportait le plus. Si Shizuru Fujino disait qu'il ne fallait pas interroger Tomoe Marguerite, alors personne n'interrogeait Tomoe Marguerite. C'était elle qui décidait, et personne d'autre.
« C'est vrai », poursuivit Haruka, « mais ça ne se voit pas, d'habitude. » Elle soupira. « Je sais que j'aurais dû te prévenir pour cette crémation, je suis désolée de t'avoir mis dans une position difficile », reprit-elle avec douceur, « mais il y a autre chose. »
Shizuru soupira en souriant tristement. Il fallait croire que malgré les années, Haruka la connaissait toujours aussi bien. « L'assassin est paranoïaque », souffla-t-elle en souriant plus tranquillement à son amie, « il ne fait confiance à personne ». Et elle était à la fois désolée et ravie de constater qu'elle commençait à se comporter comme lui. Là encore, le conseil de Natsuki raisonna dans son esprit. Il fallait être prudent. Elle ne devait pas se laisser dépasser.
La blonde fronça les sourcils. « Comment peux-tu... », commença-t-elle avant d'écarquiller brièvement les yeux. « Shizuru, arrête ça tout de suite! », s'exclama-t-elle alors, « c'est dangereux! Je sais qu'il faut se mettre dans la peau du criminel pour mieux le comprendre, mais il y a des limites! »
« C'est comme ça que je travaille, Haruka », expliqua-t-elle calmement pour tenter de la rassurer, « c'est comme ça que je fonctionne, j'ai conscience de devoir être prudente, ne t'inquiète pas. »
La blonde secoua la tête, visiblement éberluée. « Et lequel d'entre eux était un maniaque de la propreté, Shizuru? », s'écria-t-elle en levant les bras au ciel, « on dirait que tu ne te rends même pas compte que tu n'arrives pas à te débarrasser de ceux que tu imites! »
Shizuru grimaça. « C'était ma première affaire et je faisais n'importe quoi », scanda-t-elle, « Haruka, je t'assure, je sais ce que je fais! »
Son amie la regarda avec tendresse. « Je n'aurais jamais dû te faire venir, je suis une imbécile. »
« Non, Haruka », souffla le commissaire de Tokyo avec un sourire sincère, « C'est moi qui ai choisi cette méthode, ce n'est pas de ta faute. Tout finira par rentrer dans l'ordre. »
L'autre femme secoua la tête. « Tu finiras par te perdre, Shizuru. Te souviens-tu seulement de qui tu es vraiment? » Elle posa ses mains sur ses épaules avec fermeté et Shizuru se laissa faire. Elles ne s'autorisaient que rarement ce genre de geste. « Tu es ma seule véritable amie. Je ne veux pas te perdre. Promets-moi de me laisser te venir en aide si tu en as besoin. »
Shizuru s'empara doucement de la main qui se trouvait sur son épaule et la repoussa gentiment. « Tu sais que je ne sais pas tenir mes promesses », répondit-elle avec amusement, « mais si ça peut te faire plaisir, j'y penserai. »
Haruka hocha la tête et fit quelques pas en arrière pour lui rendre son espace. La conversation était terminée. « Il y a autre chose? », demanda-t-elle simplement en lui tournant le dos pour avancer vers son bureau.
Shizuru épousseta son manteau méthodiquement. « Tu as trouvé quelque chose sur Serguey Wang? »
« Non, mais j'ai demandé à l'un de mes faunes d'éplucher son passé. Il me préviendra s'il trouve quelque chose », soupira Haruka en s'asseyant derrière son plan de travail.
Shizuru fit un signe d'approbation. « Pourrais-tu lui demander de regarder si le nom de Saeko Kuga apparaît quelque part pendant ses recherches? », s'enquit-elle. Pour toute réponse, Haruka s'empara d'un stylo et d'un bloc note sur lequel elle griffonna le nom qui venait d'être prononcé. Elle ne demanda rien et Shizuru soupira. Le message était visiblement passé, Haruka ne s'inviterait plus dans son enquête sans y être conviée.
Curieusement, elle ne ressentit pas la moindre satisfaction. Elle eut au contraire l'impression que son cœur s'alourdit à cette pensée. Elle était en train de s'isoler. Ce n'était peut-être pas la meilleure chose à faire.
« Autre chose? », demanda Haruka en relevant la tête vers elle. Shizuru vit toute l'inquiétude et la tendresse que la blonde lui portait et le poids qui pesait sur son cœur s'allégea.
« Non », répondit-elle, et sa voix était nouée. « Je... » Elle déglutit péniblement et se retourna vers la porte pour ne pas avoir à supporter le regard compatissant de sa meilleure amie. « Merci » souffla-t-elle avant de sortir.
La porte se referma dans le silence.
« Garde-toi », murmura Haruka à la pièce désormais vide. Elle ferma les yeux.
Le chemin s'assombrissait. |
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Natsu*Shizu Otome Corail
Inscrit le: 06 Aoû 2007 Messages: 70 Localisation: Lyon
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